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Full text of "Poèmes (nouvelle série) : Les soirs. Les débacles"

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eu  MÊME  AUTEUR 
Poésie 

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Trois  exemplaire» 

tnr  Japon  impérial,  numérotés  de  i  à  3,  et  doute  exemplaires 

sur  Hollande,  numérotés  de  4  à  j5. 

ÏUSTIl  iCÀXJON  DU  TmÀQBl 


% 


DroHi  d«  reproduction  tt  d«  trtdactioa  r<f«rT4i  pour  lo»  pty*,  7  co«prii 
U  ft«Me  «t  la  Norrèffe. 


EMILE   VERHAEREN 


Poèmes 

(Nouvelle  Série) 

LBS  SOIRS.   LES  DÉBÂCLES.   LES  PLATEAUX  NOIRS. 


ONZiéME    ioiTION 


PARIS 
MERCVRE    DE    FRANGE 

XXVI,   RVH  DB   CONDB,   XXTI 

BIDLIOTHECA 


^^<^ 


LES  SOIRS 

1887 

4  GEORGES  RODENBACH 


LES  MALADES 


l  Blafards  et  seuls  y  ils  sont,  les  sceptiques  malades, 
Aigas  de  tous  leurs  maux.  Ils  regardent  te  soir 
Se  faire  dans  leur  chambre  et  grandir  les  façades» 
Une  église  près  d'eux  lève  son  clocher  noir. 


Heure  morte  là-bas,  quelque  part  en  province, 
En  une  ville  éteinte  au  fond  d'un  coin  désert. 
Où  s'endeuillent  les  murs  et  les  porches  dont  grince 
Le  gond  monamental^  ainsi  qu'an  poing  de  fer. 


12  poL:j£3 


Blafards  et  seuls,  les  malades  hiératiqaes, 
Pareils  à  de  vieux  loups  mornes ,  fixent  la  mort; 
Ils  ont  mâché  la  vie  et  ses  Jours  identiques 
Et  ses  mois  et  ses  ans  et  leur  haine  et  leur  sort. 


Mais  aujourd'hui^  serrés  dans  le  pâle  cynisme 

De  leur  dégoût^  ils  ont  l'esprit  inquiété  : 

t  Si  le  bonheur  régnait  dans  ce  mâle  éjoisme. 

€  Souffrir  pour  soi,  tout  seul,  mais  par  sa  volonté? 


«  Us  ont  banalement  aimé  comme  les  autres 
€  Les  autres;  ils  ont  cru,  bénévoles,  aux  deuils, 
a  A  la  souffrance,  à  des  gestes  prêcheurs  d'apôtres; 
t  Imbéciles^  ils  ont  eu  peur  de  leurs  orgueils. 


t  Ils  discutent  combien  la  cruauté  rapproche 

t  Mieux  que  V amour  ;  combien  ils  se  sont  abusés 

c  A  pavoiser  C ingratitude  et  le  reproche. 

«  Combien  de  pleurs,  pour  quelques  yeux  qu'ils  ont  baisés/ 


LES   SOIRS  13 


a   Vides,  les  (les  d'or,  là- bas,  dans  l'or  des  brames, 
0  Où  les  rêves  assis,  soas  leur  manteau  vermeil^ 
«  Avec  de  longs  doigts  d'or  effeuillaient  aux  écumes, 
<L  Les  ors  silencieux  qui  pleuv aient  du  soleil. 


c  Cassés,  les  mâts  d'orgueil,  Jlasques,  les  grandes  voiles! 

«  Laissez  la  barque  aller  et  s'éteindre  les  ooris  : 

«  Aucun  phare  ne  tend,  vers  les  grandes  étoiles, 

c  Son  bras  immensément  en  feu  —  les /eux  sont  morts/  » 


Blafards  et  seuls,  les  malades  hiératiques. 
Pareils  à  de  vieux  loups  mornes,  fixent  la  mort; 
Ils  ont  mâché  la  vie  et  ses  jours  identiques 
Et  ses  mois  et  ses  ans  et  leur  haine  et  leur  sort,  . 


Et  maintenant,  leur  corps  ?  —  cage  d'os  pour  les  Jièvres 
Et  leurs  ongles  de  bois  heurtant  leurs  fronts  ardents, 
Et  leur  hargne  des  y^ux  et  leur  minceur  de  lèvres 
Et  comme  un  sable  amer,  toujours,  entre  leurs  dents. 


POÈMKS 


Et  le  regret  Us  prend  et  le  désir  posthume  : 
«  De  s'en  aller  reoiare  en  un  monde  nouveau 
«  Dont  le  couchant^  pareil  à  an  trépied  qui  fume, 
«  Dresse  le  Dieu  débène  et  d'ombre  en  son  cerven  i 


e  Là-bas,  en  des  lointains  de  tempête  et  dejlamaae 

a  Et  de  songe  livide  et  de  rauqae  furear^ 

«  Oà  Von  peat  abolir  férocement  son  âme, 

€  Férocement  Joyeux,  son  âme  et  tout  son  cœar,  » 


Blafards  et  seals^  ils  sont  les  tragiques  malades 
Aigas  de  tous  leurs  maux.  Ils  regardent  les  feux 
Mourir  parmi  la  ville  ti  les  pâles  façades 
Comme  de  grands  linceuls  venir  am  devant  d'eux*. 


DECORS  LIMINAIRES    - 


LES  COMPLAINTES 


fiCs  complaintes  qu'on  va  chantant  par  la  grand 'route, 
Vvec  leurs  vieux  refrains  de  banal  désespoir, 
Avec  leurs  mots  en  panne  et  leur  rythme  en  déroute 
Sont  plus  tristes  encor,  les  dimanches,  le  soir, 
Dans  le  silence  éteint  des  tons  et  des  lumières. 
Le  village  s'endort.  La  cloche  des  saints 
Tinte  minablement  sa  plainte  et  les  chaumières 
Qu'on  ferme,  et  les  verrous  et  les  seuils  vermoulus 
Poussent  des  cris  souffrants,  comme  des  voix  humaines. 
Parfois,  dans  les  vergers,  un  très  doux  meug-lement 

2 


18  POÈMES 


Ou  quelque  bruit  d'étable  et  de  chenil.  Les  plaines 

Se  remplissent  de  nuit  et  de  tressaillement. 

Personne.  A  l'horizon,  rien  que  la  solitude 

Et  des  nuag-es  longs  qui  voyag-ent  par  tas. 

Et  dans  cet  infini  d'ombre  et  de  lassitude 

Et  dans  cette  douleur  des  campagnes,  là-bas, 

Les  complaintes  qu'on  va  chantant  par  la  grand'route, 

Avec  leurs  vieux  refrains  de  banal  désespoir. 

Avec  leurs  mots  en  panne  et  leur  rythme  en  déroute, 

Meurent,  en  cette  fin  de  dimanche  et  de  soir. 


im  lomg  n^ 


HUMANITÉ 


Les  soirs  crucifiés  sur  l'horizon,  les  soirs 

Saignent,  dans  les  marais,  leurs  douleurs  et  leurs  plaies, 

Dans  les  marais,  ainsi  que  de  rouges  miroirs, 

Placés  pour  refléter  le  martyre  des  soirs, 

Des  soirs  crucifiés  sur  l'horizon,  les  soirs  I 


Vous  les  Jésus,  pasteurs  qui  venez  par  les  plaines, 
Chercher  les  troupeaux  clairs  pour  vos  clairs  abreuvoirs, 
Voici  monter  la  mort  dans  les  adieux  des  soirs, 
Jésus,  voici  saigner  les  toisons  et  les  laines, 
Et  voici  Golgotha  surgir,  sous  les  cieux  noirs. 


20 


Les  soirs  crucifiés  sur  les  Golg'otha  noirs, 
Exaltent  les  douleurs  et  les  fers  dans  les  plaies, 
Le  temps  n'est  plus  des  blancs  et  tranquilles  espoirs. 
Et  les  voici  saig^nants  dans  les  noirs  abreuvoirs 
Les  soirs,  crucifiés  sur  Thorizon,  les  soirs  l 


LES   SOIRS  2i 


LES  AfLMES  DU  SOIR 


Tandis  que  la  nuit  froide  étag^e  sa  terrasse 
Par  au-delà  des  bruyères  et  des  forêts, 
Le  soir  qui  meurt,  le  soir  jette  sur  les  marais, 
L'éclair  de  son  épée  et  l'or  de  son  armure, 


Qui  vont  flottant  au  flot  le  flot,  ardents  mais  vains, 
A  peine  encor  frôlés  par  la  splendeur  diurne, 
Et  lentement  baisés,  par  la  lèvre  nocturne 
De  la  lune  pieuse  et  douce,  aux  mains  d'argeot. 


22 


POEMES 


Seule,  qui  se  souvient  du  jour,  pâle  évoquée, 
Et  des  grands  ciels  brandis  avec  de  l'or  au  clair, 
Pâle  évoquée,  en  la  pâleur  pâle  de  l'air, 
Eternellement  pâle  et  lointaine,  la  lunel 


ÏLSS  SOIRS  S9 


sous  LES  PORCHES 


L* ombre  s'affermissait  sur  les  plaines  captives, 
Et,  de  ses  murs,  barrait  les  horizons  d'hiver, 
Gomme  en  un  tombeau  noir,  de  vieux  astres  de  fer 
Brûlaient,  trouant  le  ciel  de  leurs  flammes  votives. 


On  se  sentait  serré  dans  un  monde  d'airain, 
Où  quelque  part,  au  loin,  se  dresseraient  des  pierres 
Mornes  et  qui  seraient  les  idoles  g-uerrières 
D'un  peuple  encor  enfant,  terrible  et  souterrain. 


24  POÈMES 


Un  air  g-lacé  mordait  les  tours  et  les  demeures, 
Et  le  silence  entier  serrait  comme  un  effroi , 
Et  nul  cri  voyageur,  au  loin.  Seul  un  beffroi, 
Immensément  vêtu  de  nuit,  cassait  les  heures. 


On  entendait  les  lourds  et  trafiques  marteaux 
Heurter,  comme  des  blocs,  les  bourdons  taciturnes; 
Et  les  coups  s'abattaient,  les  douze  coups  nocturne», 
Avec  l'éternité,  sur  les  cerveaux. 


LES    SOIRS  25 


LASSITUDE 


La  terre  immensén^ent  s'efiFace  au  fond  des  brumes 
Et  lentement  aussi  les  frênes  lumineux 
D'automne  et  lentement  et  longuement  les  nœuds 
Des  ruisselets  dans  l'herbe  et  leurs  franges  d'écumes. 

Lointainement  encor  des  sons  pauvres  et  las. 
Voix  par  des  voix  lasses  au  fond  des  soirs  hélées  ; 
Et  les  chansons  et  les  marches,  par  les  vallées, 
Des  mendiants  qui  vont,  sait-on  vers  où,  là-bas? 


26  POÈMES 


Et  des  rames  en  désaccord,  et  l'autre,  et  l'une, 
Et  boitantes  et  tombantes  —  et,  longuement, 
Un  vol  d'oiseau  qui  plane  et  plane  et,  lourdement, 
Chavire  en  un  ciel  gris,  cù  se  fane  la  lune. 


LES   SOIRS  Ï7 


ATTIRANCES 


Lointainement,  et  si  étrang-ement  pareils, 

De  grands  masques  d'arg"ent,  que  la  brume  recule, 

Vaguent,  au  jour  tombant,  autour  de  grands  soleils. 


Les  doux  lointains  I  —  et  comme  au  fond  du  crépuscule, 
Ils  nous  fixent  le  cœur,  immensément  le  cœur, 
Avec  les  yeux  défunts  de  leur  visage  d'âme. 


28  POEMES 


C'est  toujours  du  silence,  au  moins,  dans  la  pâleur 
Du  soir,  un  jet  de  feu  soudain,  un  cri  de  flamme, 
Un  départ  de  lumière  inattendu  vers  Dieu, 


On  se  laisse  charmer  et  troubler  de  mystère, 
Et  l'on  dirait  des  morts  qui  taisent  un  adieu 
Trop  mystique,  pour  être  écouté  par  la  terre  I 


Sont-ils  le  souvenir  matériel  et  clair 

Des  éphèbes  chrétiens  couchés  aux  catacombes 

Parmi  les  Ijs?  Sont-ils  leur  regard  et  leur  chair 


Ou  bien  ce  qui  survit  de  merveilleux  aux  tombes 
De  ceux  qui  sont  partis,  vers  leurs  rêves,  un  soir, 
Conquérir  la  folie  à  l'assaut  des  nuées? 


LES  SOIRS  29 


ointainement,  combien  nous  le  sentons  vouloir 
Jn  peu  d'amour  pour  leurs  œuvres  destituées, 
^our  leur  errance  et  leur  tristesse  aux  horizons, 


Toujours  !  aux  horizons  du  cœur  et  des  pensées, 
Uors  que  les  vieux  soirs  éclatent  en  blasons 
Soudains,  pour  les  gloires  noires  et  angoissée». 


LES    SOII\S  31 


TOURMENT 


Rocs  de  désespoir  immensément  tordus 
Vers  le  ciel  lourd,  voici  les  consolants  hivers 
Et  la  fraîche  blancheur  et  les  brouillards  pendus 
Aux  bras,  pitié  !  pitié  !  de  vos  mélèzes  verts  ; 

Voici  le  grand  silence  et  la  neige  du  soir. 

Voix  de  granit,  combats  d'ombre,  fiertés  de  pierre, 
Vieux  tonnerres  fig'és  des  époques  occultes, 
Que  le  soleil  irrite  et  mord  de  sa  lumière 
Et  qui  savez  l'éternité  de  vos  tumultes. 

Voici  le  grand  silence  et  la  neige  du  soir. 


32  PO^MKS 

Ce  qu'il  vous  a  fallu  de  jours  et  de  malheurs, 
Pour  définir  ainsi  votre  fatalité  I 
Rocs  tragiques,  altiers  muets  et  receleurs, 
Et  conquérir  l'orgueil  de  l'immobilité  ! 

Voici  le  grand  silence  et  la  neige  du  soir  ! 

Vous  dormirez,  veillés  par  les  astres  candides, 
Sous  un  linceul  de  gel  et  blanc  comme  la  laine  ; 
Voici  le  firmament  venir  des  nuits  splendides, 
Voici  pour  vous  l'hiver  —  rocs  de  douleur  humaine  I 

Voici  le  grand  silence  et  la  neige  du  soir. 


LES   SOIRS  33 


iLLUSiO::^ 


Droite,  sur  le  pîg-non,  une  cigog-ne,  l'un 9 
Patte  levée  et  l'autre  en  tig-e  de  roseaux, 
Et  le  bec  large  ouvert,  ainsi  que  des  ciseaux 
De  pâle  argent,  pour  découper  le  clair  de  lune, 


Pour  découper  le  pâle  argent  du  clair  de  lune 
Et  ses  moires  et  ses  velours,  ou  bien  encor 
Happer  les  feux  de  nacre  et  les  étoiles  d'or 
Qui  s'éveillent  avec  les  sylphes  de  la  brune, 


34  poiMKS 


Les  feux  de  nacre  et  les  feux  d'or,  qui,  dans  la  brune. 
Peuplent,  multipliés  les  glauques  infinis  , 

Et  les  golfes  lointains  et  les  grands  lacs  unis 
De  nos  rêves,  miroirs  de  gloire  et  de  fortune  ; 


Et  Ton  se  laisse  au  songe  aller  —  et  la  fortune 
Habille  de  chimère  et  de  voiles  le  soir 
Et  notre  âme  se  meut  en  ce  clair  nonchaloir 
Illuminé,  comme  un  rivage  de  lagune. 


LSS  SOIRS  35 


RESSOUVENIR 


Appels  de  cloche  à  cloche,  ô  mon  âme  des  soirs, 
Entends  baller  les  mélopées, 
Autour  des  tours  et  des  voussoirs. 
Immensément,  entrefrappées, 

Autour  des  grandes  tours,  ô  mon  âme  des  soirs. 

Appels  de  cloche  à  cloche,  autour  des  cathédrales 

Et  des  piliers  et  des  arceaux; 

Répons  lontains  aux  lointains  râles 

Des  chapelles  et  des  caveaux, 
Oii  sont  broyés  des  morts,  sous  leurs  plaques  murales. 


36  POÈMES 


Appels  de  cloche  à  cloche,  au  loin,  par  les  mémoires. 
Quand  des  femmes,  en  long-s  manteaux, 
Montent,  par  des  ruelles  noires, 
Mettre  leurs  cœurs  en  ex-votos, 

Leurs  mornes  cœurs  —  aux  calvaires  expiatoires. 


Appels  de  cloche  à  cloche  et  sang-lots  vers  les  morts 
Et  leur  prochain  anniversaire, 
—  Larmes  de  bronze  et  pleurs  d'accords  — 
Criant  malheur,  criant  misère, 

0  mon  âme  des  soirs,  entends  les  morts  hurler  aux  morts! 


LES   SOIRS 


LE    GEL 


Ce  soir,  un  grand  ciel  clair,  surnaturel,  abstrait, 
Froid  d'étoiles,  infiniment  inaccessible 
A  la  prière  humaine,  un  grand  ciel  clair  paraît, 
li  fig-e  en  son  miroir  l'éternité  visible. 


Le  g-el  étreint  cet  infini  d'argent  et  d'or, 

Le  g-el  étreint  les  vents,  la  grève  et  le  silence 

Et  les  plaines  et  les  plaines  ;  le  g'el  qui  mord 

Les  lointains  bleus,  où  les  astres  pointent  leur  lance. 


38  POÈMES 


Silencieux,  les  bois,  la  mer  et  ce  grand  ciel 
Et  sa  lueur  immobile  et  dardante  I 
Et  rien  qui  remuera  cet  ordre  essentiel 
Et  ce  règ-ne  de  neig-e  acerbe  et  corrodante. 

Immutabilité  totale.  On  sent  du  fer 

Et  des  étaux  serrer  son  cœur  morne  et  candide  ; 

Et  la  crainte  saisit  d'un  immortel  hiver 

Et  d'un  grand  Dieu  soudain,  g-lacial  et  splendide. 


LES   SOIRS  30 


INSATIABLEMENT 


Le  soir,  plein  des  dég-oùts  du  journalier  mîrag-e. 
Avec  des  dents,  brutal,  de  folie  et  de  feu, 
Je  mords  en  moi  mon  propre  cœur  et  je  l'oulrar^t 
Et  ricane,  s'il  tord  son  martyre  vers  Dieu. 


Là-bas,  un  ciel  brûlé  d'apothéoses  vertes 
Domine  un  coin  de  mer  —  et  des  flammes  de  flots 
Entrent,  comme  parmi  des  blessures  ouvertes, 
En  des  écueils  troués  de  cris  et  de  sanglots. 


40  POEMES 


Et  mon  cœur  se  reflète  en  ce  soir  de  torture, 
Quand  la  vag-ue  se  ronge  et  se  déchire  aux  rocs 
Et  s'acharne  contre  eux  et  que  son  armature 
D'or  et  d'argent  éclate  et  s'émiette,  par  chocs. 


La  joie  enfin  me  vient  de  souffrir  par  moi-même, 
Parce  que  je  le  veux  —  et  je  m'enivre  aux  pleurs 
Que  je  répands,  et  mon  orgueil  tait  son  blasphème 
Et  s'exalte,  sous  les  abois  de  mes  douleurs. 


Je  harcèle  mes  maux  et  mes  vices .  J'oublie 
L'inextinguible  ennui  de  mon  détraquement, 
Et  quand  lève  le  soir  son  calice  de  lie, 
Je  me  le  verse  à  boire,  insatiablement. 


LES    SOIRS  4f 


LES  CHAUMES 


A  cropetons,  ainsi  que  les  pauvres  Maries 
Des  légendes  de  l'autrefois. 
Par  villag-es,  sous  les  cieux  froids, 
Sont  assises  les  métairies  : 


—  Chaumes  teigneux,  pignons  crevés,  carreaux  fendus. 
Fournils  usés  et  lamentables  — 
Le  vent  siffle  sur  leurs  élables, 
Du  bout  des  carrefours  perdus. 


42 


A  cropetons,  ainsi  que  les  vieilles  dolentes, 
Avec  leurs  cannes  aux  mentons, 
Et  leurs  gestes,  comme  à  tâtons. 
Elles  tremblent  toutes  branlantes, 

Derrière  un  plant  gelé  d'ormes  et  de  bouleaux, 
Dont  les  livides  feuilles  mortes 
Jonchent  le  seuil  barré  des  portes 
Et  s'ourlent  comme  des  copeaux. 

A  cropetons,  ainsi  que  les  mères  meurtriea 
Par  les  douleurs  de  l'autre  fois, 
Aux  flancs  bossus  des  talus  froids, 
Et  des  sentes  endolories, 

Tendant  les  deuils  de  brume  et  d'envoûtement  noir 
Et  les  novembrales  semaines, 
0  ces  fermes  au  fond  des  plaines 
Et  leur  lumière  au  fond  du  soir  I 


LES   SOIRS  43 


FLEUR  FATALE 


L'absurdité  grandit  comme  une  fleur  fatale 
Dans  le  terreau  des  sens,  des  cœurs  et  des  cerveaux. 
Plus  rien,  ni  des  héros,  ni  des  sauveurs  nouveaux  ; 
Et  nous  restons  croupir  dans  la  raison  natale. 


Je  veux  marcher  vers  la  folie  et  ses  soleils, 

Ses  blancs  soleils  de  lune  au  grand  midi,  bizarres, 

Et  ses  lointains  échos  mordus  de  tintamarres 

Et  d'aboiements,  là-bas,  et  pleins  de  chiens  vermeils. 


44  POÈMES 

Lacs  de  roses,  ici,  dans  la  neig^e,  nuag'e 
Où  nichent  des  oiseaux  sous  les  plumes  du  venl  ; 
Grottes  de  soir,  avec  un  crapaud  d'or  devant, 
Et  qui  ne  bouge  et  mang-e  un  coin  de  paysage. 

Becs  de  hérons,  énormément  ouverts  pour  rien, 
Mouche,  dans  un  rayon,  qui  s'agite,  immobile  : 
L'inconscience  douce  et  le  tic-tac  débile 
De  la  subtile  mort  des  fous,  je  l'entends  bieni 


LES  S0IR9  45 


LONDRES 


Et  ce  Londres  de  fonte  et  de  bronze,  mon  âme, 
Où  des  plaques  de  fer  claquent  sous  des  hang-ars, 

Où  des  voiles  s'en  vont,  sans  Notre-Dame 
Pour  étoile,  s'en  vont,  là-bas,  vers  les  hasards. 

Gares  de  suie  et  de  fumée,  où  du  g'az  pleure 

Ses  spleens  d'argent  lointain  vers  des  chemins  d'éclair, 

Où  des  bêtes  d'ennui  bâillent  à  l'heure 
Dolente  immensément,  qui  tinte  à  Westminster. 


POEMES 


Et  ces  quais  infinis  de  lanternes  fatales, 

Parques  dont  les  fuseaux  plong-ent  aux  profondeurs, 

Et  ces  marins  noyés,  sous  les  pétales 
Des  fleurs  de  boue  où  la  flamme  met  des  lueurs. 


Et  ces  châles  et  ces  gestes  de  femmes  soûles, 
Et  ces  alcools  de  lettres  d'or  jusques  aux  toits, 
Et  tout  à  coup  la  mort,  parmi  ces  foules  ; 
0  mon  âme  du  soir,  ce  Londres  noir  qui  traîne  en  toi  I 


LES   SOIRS  4" 


LE  luOULLN 


Le  moulin  tou-ne  au  fond  du  soir,  très  lentement, 
Sur  un  ciel  de  tristesse  et  de  mélancolie, 
Il  tourne  et  tourne,  et  sa  voile,  couleur  de  lie, 
Est  triste  et  faible  et  lourde  et  lasse,  infiniment. 


Depuis  l'aube,  ses  bras,  comme  des  bras  de  plainte, 
Se  sont  tendus  et  sont  tombes  ;  et  les  voici 
Qui  retombent  encor,  là-bas,  dans  l'air  noirci 
Et  le  silence  entier  de  la  nature  éteinte. 


48 


POEMES 


Un  jour  souffrant  d'hiver  sur  les  hameaux  s'endort, 
Les  nuag-es  sont  las  de  leurs  voyages  sombres, 
Et  le  long"  des  taillis  qui  ramassent  leurs  ombres, 
Les  ornières  s'en  vont  vers  un  horizon  mort. 


Autour  d'un  pâle  étang-,  quelques  huttes  de  hêtre 
Très  misérablement  sont  assises  en  rond; 
Une  lampe  de  cuivre  est  pendue  au  plafond 
Et  patine  de  feu  le  mur  et  la  fenêtre. 


Et  dans  la  plaine  immense,  au  bord  du  flot  dormeur, 
Elles  fixent  —  les  très  souffreteuses  bicoques  !  — 
Avec  les  pauvres  yeux  de  leurs  carreaux  en  loques, 
Le  vieux  moulin  qui  tourne  et,  las,  qui  tourne  et  meurt. 


LES    SOIRS  49 


LES  RUES 


A  coups  de  flamme  errante  au  loin,  le  long  des  rues, 
Les  lanternes,  debout  sur  le  bord  du  trottoir, 
S'allument,  brusquement,  dans  la  ville  du  soir. 
Une  à  une,  et  dans  l'ombre  et  la  détresse  accrues. 

D'un  trait  —  et  monotone  et  triste,  à  l'infini, 
Toujours  mêmes  maisons  se  succédant,  la  voie 
Tourne  vers  la  banlieue  aride  et  se  reploie, 
Gomme  un  coude  cassé,  vers  un  marais  jauni. 


tJO  POÈMES 


Et  les  brumes  tout  lenteinent  s'appesantissent 

Et  suspendent  leur  grand  linceul  du  haut  des  toits, 

Une  lune  souffrante  et  pâle  s'entrevoit 

Et  se  mire  aux  égouts,  où  des  clartés  pourrissent. 

Un  roulement  plaintif  de  chariot  quinteux 
Tout  seul  dévale  et  geint  et  crie,  aux  coins  des  bornes, 
Et  lourdement,  et  deux  par  deux,  les  chevaux  mornes 
Heurtent,  de  leurs  vieux  fers,  le  vieux  pavé  boiteux . 

Et  dans  la  brume  gTise,  un  cartouche  d'enseigne, 
Sous  les  flammes  du  gaz,  s'avive  et  luit  encor  : 
La  façade  paraît  pleurer  des  lettres  d'or 
Et  les  vitres  montrer  des  cœurs  rouges  qu'on  saigne. 

A  coups  de  flamme  errante,  a-a  loin,  ie  long  des  rues, 
Les  lanternes,  debout  sur  le  bord  du  trottoir, 
S'allument,  brusquement,  dans  les  villes  du  soir, 
Une  à  une,  et  dans  l'ombre  et  la  détresse  accrues. 


Lh:S   SOIRS  ~.\ 


LES  VOYAGEURS 


Et  par  l'étrange  écho  des  horizons  songeurs, 
Et  par  l'antique  appel  des  sjbilles  lointaines, 
Et  par  les  au-delà  mystérieux  des  plaines, 

Un  soir,  se  sont  sentis  hélés,  les  voyageurs. 

Partis  ! 

Les  quais  étaient  électrisés  de  lunes, 
Et  le  navire,  avec  ses  mâts  pavoises  d'or 
Et  ses  mousses  d'ébène,  ornait  gaîment  son  '  or  1  ; 
Et  les  vagTie»  baisaient  les  ponts  et  les  lagTines. 


52  POEIIES 


Ce  fut  calme  vovag-e,  à  la  clarté  des  nuits. 
Oh  !  les  regards  lactés  des  pensives  étoiles 
Là-haut  !  et  les  brises  du  Sud  bombant  les  voiles 
Et  poussant  vers  la  terre  et  vers  les  fleurs  !  —  Depuis? 

Des  tours,  immensément  faites  avec  des  pierres, 
Levant  de  hauts  bras  noirs  sur  des  villes  de  feux  ; 
Et  sous  les  toits  plombés  et  dans  les  murs  nifreux, 
Ouverts,  de  grands  yeux  d'or  en  de  roug'es  paupières: 

Et  des  plaines,  où  se  battent  les  roux  soleils 
Avec  les  vents,  les  soirs,  la  foudre  et  le  tonnerre 
Et  des  gorges  et  des  volcans  et  des  suaires, 
Infiniment,  au  loin,  sur  des  sables  vermeils; 

Et  des  temples  d'airain  écussonnés  de  glaives, 
Et  des  assomptions  de  symboles  chrétiens, 
Et  de  vieux  empereurs  en  de  roides  maintiens 
Sur  leurs  trônes  de  fer,  assis  comme  des  rêves  ; 


LES  SOIRS 


53 


Et  des  îles,  ainsi  que  de  grands  piédestaux, 
Parmi  des  lacs  d'argent  d'onjx  et  de  turquoises, 
Là-bas  —  et  des  frissons  marins  et  des  ang-oisses 
Et,  tout  à  coup,  la  mer,  comme  un  choc  de  marteaux. 

Et  des  peuples  lassés  de  leur  fierté  première, 
Et  des  peuples  debout  vers  leurs  prochains  réveils. 
Et  des  ports  et  des  ports  et  des  phares  pareils 
A  quelque  front  levé  de  force  et  de  lumière; 

Jusqu'à  ce  soir  certain,  où  seuls,  au  bout  du  pont, 
Le  souvenir  revient  des  lointaines  reliques  : 
Le  clos  natal  et  les  parents  mélancoliques 
Et  l'horloge  sonnant  vers  ceux  qui  reviendront. 

Et  maintenant  ils  sont  les  revenus  du  monde 
Et  les  sortis  de  l'Océan  —  mais  plus  jamais 
Pour  eux,  les  doux  bonheurs  sereins  des  satisfaiu 
Ni  la  vie  endormie  en  une  âme  profonde. 


54  POÈMES 

Car  les  soirs  leur  seront  de  tourmenteurs  aimants, 
Les  soirs  et  les  soleils  ouverts,  comme  des  portes, 
Sur  leurs  rêves  défunts  et  leurs  visions  mortes 
Et  leurs  amours  oimbés  par  d'autres  firmaments. 


LES   SOIRS  5$ 


L'IDOLE 


Calamistré  de  pins,  embroussaillé  de  lierre, 
Tandis  qu'un  horizon  d'ébène  et  de  soleil 
Reg-arde  encor,  on  voit  un  mont  surg-ir,  pareil 
A  quelque  idole  énorme  et  nocturne  de  pierre. 

Les  flammes  du  couchant  éclaboussent  son  front 
D'un  feu  prodig-ieux  de  bronze  et  d'escarboucles, 
Et  ce  mélang-e  d'or  lointain  parmi  ces  boucles, 
Évoque,  en  les  cerveaux,  le  souvenir  profond 


56  POÈMES 


Des  secrètes  et  farouches  théog-onies, 
Pleines  d'attente  et  de  siècles,  pleines  de  dieux 
Sculptés  en  colosses  de  marbre  et  dont  les  yeux 
Dardent  les  milliers  d'ans  de  leurs  cosmogonies, 

Ce  mont  règne  de  par  l'espace,  infiniment. 
Il  domine  les  bois,  il  écrase  les  plaines, 
Et  sa  tête  s'en  va,  dans  les  mares  lointaines, 
Mirer  de  la  splendeur  et  du  fulgurement. 

Et  quand  montent,  au  loin,  des  vais  et  des  ramées, 
Les  feux  et  les  brouillards  et  les  plaintes  du  soir, 
A  l'heure  ardente  et  triste,  on  s'imag-ine  voir 
Se  tordre  un  holocauste  en  de  roug-es  fumées. 


LT.S   SOIRS  57 


LES  ARBRES 


Quand  les  terreaux,  déjà  roussis  et  purpurins, 
Flamboient,  sous  les  couchants  mortuaires  d'automne, 
On  voit,  d'un  carrefour  livide  et  monotone, 
Partir  pour  l'infini  les  arbres  pèlerins  ; 

Les  pèlerins  s'en  vont,  grands  de  mélancolie, 
Pensifs,  pieux  et  lents,  par  les  routes  du  soir. 
Les  pèlerins  géants  et  lourds  et  laissant  choir 
Leur  feuillage  de  pleurs, de  tristesse  et  de  lie; 


58  POÈMES 

Les  pèlerins  marchant  inyariablement, 

Toujours,  sur  double  rang,  depuis  combien  d'années? 

Toujours,  vers  l'horizon  et  ses  gloires  fanées 

Et  son  insurmontable  et  despotique  aimant; 

Les  pèlerins,  dont  les  manteaux  tout  en  lumière, 
Mordus  par  le  soleil  vespéral  qui  s'endort, 
Apparaissent,  ainsi  que  des  vêtements  d'op 
Traînés,  dans  un  chemin  d'encens  et  de  poussière; 

Les  pèlerins,  aux  vieux  sommets  houleux  et  fous, 
Que  regardent  passer,  le  long  de  leurs  sillages, 
De  mystiques  hameaux  et  de  fervents  villages, 
Courbés  dans  la  prière  et  jetés  à  genoux. 


LES  SOIRS  59 


LES  VIEUX  CHÊxNES 


L'hiver,  les  chênes  lourds  et  vieux,  les  chênes  tors> 
Geignant  sous  la  tempête  et  projetant  leurs  branches 
Gomme  de  grands  hras  fous  qui  veulent  fuir  leurs  coi  ps» 
Mais  que  trag-iquement  la  chair  retient  aux  hanches^ 

Les  vieux  chênes  rugueux  et  sinistres,  les  noirs 
Géants  debout,  à  l'horizon,  où  les  vents  rogues 
Cinglent  de  leur  colère  et  de  leur  vol  les  soirs 
Et  les  mordent  et  les  mordent  comme  des  àof^VL^^ 


60  POÈMES 


Semblent  de  maux  obscurs  les  mornes  receleurs  ; 
Car  l'âme  des  pays  du  Nord,  sombre  et  sauvag-e, 
Habite  et  clame  en  eux  ses  nocturnes  douleurs 
Et  tord  ses  désespoirs  d'automne  en  leur  branchage. 

Oh  !  leurs  plaintes  et  leurs  plaintes,  durant  la  nuit  I 
D'abord,  lointainement,  douces  et  miaulantes, 
Comme  ayant  joie  et  peur  de  troubler,  de  leur  bruit, 
Le  sommeil  ténébreux  des  campagnes  dolentes. 

Puis  le  désir  soudain  où  la  terreur  se  joint 
Quand  la  tempête  est  là^  hennissante  et  prochaine  ; 
Puis  le  paiement  brusque  et  terrible,  si  loin 
Que  les  bêtes  des  grand'routes  hurlent  de  haine 

Ou  se  couchent,  là-bas,  dans  les  sillons,  de  peur. 
Puis  un  apaisement  sinistre  et  despotique, 
—  Une  attente  de  glaive  et  d'ombre  et  de  fureur,  — 
Et  tout  à  coup  la  rage  énonne  et  frénétique, 


LES  soins  61 


Toat  l'infini  qui  grince  et  se  brise  et  se  tord 
l2t  se  déchire  et  vole  en  lambeaux  de  colère, 
A  travers  la  campag-ne,  et  beugle  au  loin  la  mort 
3e  l'un  à  l'autre  point  de  l'espace  solaire. 

Oh  !  les  chênes  î  Oh  les  mornes  suppliciés  ! 

Et  leurs  pousses  et  leurs  branches  que  l'on  arrache 

Et  que  l'on  broie  !  Et  leurs  vieux  bras  exfoliés 

A.  coups  de  foudre,  à  coups  de  bise,  à  coups  de  hache. 

Ils  sont  crevés,  solitaires  ;  leur  front  durci 

Est  labouré  ;  leur  vieille  écorce  d'or  est  sombre 
Et  leur  sève  se  plaint  plus  tristement,  que  si 
Le  dernier  cri  du  monde  avait  traversé  l'ombre. 

L'hiver,  les  chênes  lourds  et  vieux,  les  chênes  tors, 
Geignant  sous  la  tempête  et  projetant  leurs  branches 
Gomme  de  grands  bras  fous  qui  voudraient  fuir  un  corps, 
M  lis  que  tragiquement  la  chair  retient  aux  hanches. 


62 


Semblent  de  maux  obscurs  les  mornes  receleurs, 
Car  l'âme  des  pays  du  Nord,  sombre  et  sauvag'e, 
Habite  et  clame  en  eux  ses  nocturnes  douleurs 
Et  tord  ses  désespoirs  d'automne  en  leur  branchag'e. 


LES   SOIRS  t^3 


LE  CRI 


Sur  un  étang  désert  que  lustre  une  eau  brunie, 
Un  rai  du  soir  s'accroche  au  sommet  d'un  roseau, 
Un  cri  s'écoute,  un  cri  désespéré  d^oiseau, 
Un  cri  pauvre  qui  pleure  au  loin  une  agonie. 

l  Comme  il  est  faible  et  frêle  et  peureux  et  fluet  ! 
Et  comme  avec  tristesse  il  se  traîne  et  s'écoute, 
Et  comme  il  se  répète  et  comme  avec  la  route 
II  s'enfonce  et  se  perd  dans  l'horizon  muet  ! 


04  POÈMES 


Et  comme  il  scande  l'heure,  au  rythme  de  son  râle, 
Et  comme,  en  son  accent  minable  et  souffreteux. 
Et  comme,  en  son  écho  lang-uissant  et  boiteux. 
Se  plaint  infiniment  la  douleur  vespérale  1 

II  est  si  doux  parfois  qu'on  ne  le  saisit  pas. 
Et  néanmoins  toujours,  et  sans  fatigue,  il  tinte 
L'obscur  et  triste  adieu  de  quelque  vie  éteinte  ; 
Il  dit  les  pauvres  morts  et  les  pauvres  trépas  : 


La  mort  des  fleurs,  la  mort  des  insectes,  la  douce 
Mort  des  ailes  et  des  tig-es  et  dès  parfums  ; 
Il  dit  les  vols  lointains  et  clairs  qui  sont  défunts 
Et  reposent,  cassés,  dans  l'herbe  et  dans  la  mousse. 


Lss  soins  6!: 


INFINIMENT 


Les  chiens  du  désespoir,  les  chiens  du  vent  d'automne 
Mordent  de  leurs  abois  les  échos  noirs  des  soirs, 
Et  l'ombre,  immensément,  dans  le  vide,  tâtonne 
Vers  la  lune,  mirée  au  clair  des  abreuvoirs. 

De  point  en  point,  là-bas,  des  lumières  lointaines, 
Fixes.  Et  par-dessus,  toujours,  comme  des  voix, 
A  travers  l'infini  des  marais  et  des  plaines, 
Des  voix,  nocturnement,  à  travers  les  grands  bois. 


C(^  po: 


Et  des  routes  de  soir  continûment  unies, 

Oui  se  croisent,  ainsi  que  des  voiles,  sans  bruit, 

Et  s'allongent  et  s'écoulent  indéfinies 

Par  au  delà  des  lolns  et  des  loins  de  k  nuit. 


LES   SOIRS 


MOURIR 


Un  soir  grand  de  forêts  et  de  fleuves  vermeil» 

Pourrit  là  bas,  au  long  des  plaines  diminuées, 

Et  fortement,  avec  les  poings  de  ses  nuées, 

Sur  l'horizon  verdâtre,  écrase  des  soleils. 

Saison  massive  I  Et  comme  Octobre,  avec  paresse 

Et  nonchaloir,  se  gonfle  et  meurt  dans  ce  décor  : 

Pommes  !  caillots  de  feu,  raisins  !  chapelets  d'or, 

Que  le  doigté  tremblant  des  lumières  caresse, 

Une  dernière  fois,  avant  l'hiver.  Le  vol 

Des  lourds  corbeaux?  il  vient.  Mais  aujourd'hui,  c'estPheure 

Encor  des  feuillaisons  de  laque  —  et  la  meilleure. 


*>^  POEMES 


Les  pousses  des  fraisiers  cnsang-lantent  le  sol, 
Le  bois  tend  vers  le  ciel  ses  mains  de  feuilles  rousses 
Et  du  bronze  et  du  fer  sonnent,  là-bas,  au  loin. 
Une  odeur  d'eau  se  mêle  à  des  senteurs  de  coiny 
Et  des  parfums  d'iris  à  des  parfums  de  mousses. 
Et  l'étaDg-  plane  et  clair  reflète  énormément 
Entre  de  fins  bouleaux,  dont  le  branchage  bouge, 
La  lune,  qui  se  lève  épaisse,  immense  et  rouge. 
Et  semble  un  beau  fruit  mûr,  éclos  placidement. 

Mourir  ainsi,  mon  corps,  mourir  serait  le  rêve  ! 
Sous  un  suprême  afflux  de  couleurs  et  de  chants. 
Avec,  dans  les  regards,  des  ors  et  des  couchants, 
Avec,  dans  le  cerveau,  des  rivières  de  sève. 
Mourir  !  comme  des  fleurs  trop  énormes,  mourir  I 
Trop  massives  et  trop  géantes  pour  la  vie  I 
La  grande  mort  serait  superbement  servie 
Et  notre  immense  orgueil  n'aurait  rien  à  souff'rir  ! 
Mourir,  mon  corps,  ainsi  que  l'automne,  mourir  1 


LES   SOIRS  GS 


A  TÉNÈBRES 


Un  catafalque  d*or  surg-it  au  fond  des  soîrs, 

Quand  les  astres,  comme  des  lampes, 

Brûlent,  en  étag-eant  leurs  rampes, 
Vers  les  lointains  d'argent  marbrant  des  parvis  noirs. 

Quel  mort  en  ce  cercueil  ?  Le  cœur  des  hommes  d'ombre. 

Non  des  banals  victorieux 

Dont  l'audace  brûle  les  jeux, 
Mais  le  coeur  des  vaincus  que  la  tristesse  encombre. 


70 


POEMES 


Ih  ont  passé  rêveurs,  muets,  hagrards  et  seuls, 

Toujours  décourag-és  d'eux-mêmes, 

Laissant  l'éclat  des  diadèmes 
A  d'autres  fronts  et  se  vêtant  de  leurs  linceuls. 

Apres,  se  reg'ardant,  inquiets  et  des  choses 

Et  des  autres  —  et  sans  amours  ; 

Et  néanmoins  cherchant  toujours 
Sur  les  fumiers  du  monde  à  cultiver  des  roses, 

Lointainement  par  les  g-rands  mirag-es  tentés, 

Et  par  les  g-loires  médusaires. 

Mais  peur  des  vices  nécessaires, 
Et  du  cynique  assaut  de  tant  d'hostilités. 

Leurs  bras,  rameaux  tendus  vers  le  printemps  de»  rÔTes, 

Sont  retombés,  —  et  pas  un  fruit, 

Pas  une  fleur  d'or  ou  de  nuit, 
Jamais,  pas  un  seul  rut  de  feuilles  ni  de  sères. 


LES    «OIRS 


Ce  qui  flottait  de  dieu  dans  l'alhe  immcnslli, 

—  Douceur  éparse  et  messagère  — 

On  l'a  cristalisé  naguère 
Au  seuil  des  temps,  en  des  vases  d'éternité. 

Mais  le  cristal  s'en  est  fêlé.  Les  grands  calices 

Se  sont  vidés  de  l'infini. 

Et  maintenant  l'esprit  bruni 
De  trouble  et  les  regards  usés  par  les  supplices. 

Raffinés  de  la  mort,  nous  l'invoquons  les  soirs, 
Quand  les  astres,  comme  des  lampes, 
Brûlent,  en  étageant  leurs  rampes, 

Vers  les  lointains  d'argent  marbrant  des  parvis  noirs. 


Les  DÉBÂCLES 


A  THÉO  VAN  RYSSELBEnGim 
WILL  Y  se  FI  LOB  A  CE 
DARIO  DE  RE  GO  VOS 


II 

DÉFORMA  TION  MORALE 


DIALOGUE 


Sois  ton  bourreau  toi-même  ; 

N'abandonne  l'amour  de  te  msirtyriser. 

A  personne,  jamais.  Donne  ton  seul  baiser 

Au  désespoir  ;  déchaîne  en  toi  l'âpre  blasphème  ; 

Force  ton  âme,  éreinte-la  contre  l'écueil  : 

Les  maux  du  cœur  qu'on  exaspère,  on  les  commande  ; 

La  vie,  hélas  !  ne  se  supporte  et  ne  s'amende 

Que  si  la  volonté  la  terrasse  d'orgueil  ; 

Sa  norme  est  la  douleur.  Hélas  !  qui  s'y  résigne  ? 


78  P0ÈME3 


—  Certes,  je  veux  nouer  mes  tortures  en  moi  : 

Gomme  jadis  les  grands  chrétiens,  mordus  de  foi, 

S'émaciaient  avec  une  ferveur  maligne, 

Je  veux  boire  les  souffrances,  comme  un  poison 

Vivant  et  fou  ;  je  cinglerai  de  mon  angoisse 

Mes  pauvres  jours,  ainsi  qu'un  toscin  de  paroisse 

S'exalte  à  disperser  le  deuil  sur  l'horizon. 

Cet  héroïsme  intime  et  bizarre  m'attire  : 

Se  préparer  sa  peine  et  provoquer  son  mal, 

Avec  acharnement,  et  dompter  l'animal 

De  misère  et  de  peur,  qui  dans  le  cœur  se  mire 

Toujours  ;  se  redresser  cruel,  mais  contre  soi. 

Vainqueur  de  quelque  chose  enfin,  et  moins  languide 

Et  moins  banalement  en  extase  du  vide. 


—  Sois  ton  pouvoir,  sois  ton  tourment,  sois  ton  effroi , 
Et  puis,  il  est  des  champs  d'hostilités  tentantes 
Que  des  hommes  de  marbre,  avec  de  fortes  mains, 


LES  DEBACLES 


Ont  cultivés;  il  est  de  terribles  chemins, 

Par  où  des  pas  battants  et  des  marches  battantes 

Sont  entendus  :  c'est  là,  que  sur  tel  roc  vermeil, 

Le  soir  allume,  au  loin,  le  sang*  et  les  tueries 

Et  que  luisent,  parmi  les  lianes  flétries. 

Des  éclatants  couteaux  de  crime  el  de  soleil  I 


LES   DEBACLES  81 


LE  GLAIVE 


Quelqu'un  m'avait  prédit,  qui  tenait  une  épée 
Et  qui  riait  de  mon  org-ueil  stérilisé  : 
Tu  seras  nul,  et  pour  ton  âme  inoccupée 
L'avenir  ne  sera  qu'un  regret  du  passé. 

Ton  corps,  où  s'est  aigri  le  sang  de  purs  ancêtres, 
Fragile  et  lourd,  se  cassera  dans  chaque  effort  ; 
Tu  seras  le  fiévreux,  ployé  sur  les  fenêtres 
D'où  l'on  peut  voir  bondir  la  vie  et  ses  chars  d'or, 


^2  POÊMEg' 


Tes  nerfs  t'enlaceront  de  leurs  fibres  sans  sèves, 
Tes  nerfs  !  —  et  tes  ongles  s'amolliront  d'ennui, 
Ton  front  comme  un  tombeau  dominera  tes  rêves. 
Et  sera  ta  frajeur,  en  des  miroirs,  la  nuit. 

Te  fuir  !  —  si  tu  pouvais  !  mais  non,  la  lassitude 
Des  autres  et  de  toi  t'aura  voûté  le  dos 
Si  bien,  rivé  les  pieds  si  fort,  que  l'hébétude 
Détrônera  ta  tête  et  plombera  tes  os. 

Eclatants  et  claquants,  les  drapeaux  vers  les  luîtes, 
Ta  lèvre  exsangue,  hélas I  jamais  ne  les  mordra; 
Usé,  ton  cœur,  ton  morne  cœur,  dans  les  disputes 
Des  vieux  textes,  où  l'on  taille  comme  en  un  drap. 

Tu  t'en  iras  à  part  et  seul  —  et  les  naguères 

De  jeunesse  seront  un  inutile  aimant 

Pour  tes  grands  yeux  lointains  —  et  les  joyeux  tonnerres 

Chargeront  loin  de  toi,  victorieusement  1 


LES   DÉB.4CLK3  83 


HEURES  D'Hn^R 


Les  molosses  d'hiver,  le  gel,  le  vent,  la  neige, 
0  mon  vieux  cœur  de  lassitude  et  de  souci, 
Ils  hurlent  à  la  mort,  écoute  I  et  leur  cortège 
S'enfuit,  avec  des  pleurs,  vers  le  néauc.  Voici, 
Qu'ils  ululent  sinistrement  et  qu'on  ulule 
Vers  eux,  parmi  les  lourds  échos  du  crépuscule, 
En  réponse,  là-bas. 

L'horizon  ?  c'est  du  sang, 
Du  pus  et  de  la  lèpre  et  de  la  pourriture. 
Et  toi,  mon  coeur  piteux,  caduque  et  vieillissant, 
Et  toi,  mon  incurable  et  nocturne  blessure, 
Tu  sens  aussi  ces  chiens  rués,  à  travers  toi. 


8& 


POi:i!ES 


Oh  !  cet  interminable  et  novembral  aboi 
Des  chiens,  des  mauvais  chiens,  hurleurs  au  clair  de  lune, 
Comme  ils  g-ei^nent  ton  deuil  et  combien  longuement 
Raillent  leurs  cris,  leurs  cris  de  hargne  et  de  rancune, 
Tes  naufrages  d'espoir  vers  le  renoncement. 

L'arbre  des  pleurs,  ainsi  que  les  sorbiers  d'automne, 

S'érige  en  tes  songes  et,  rouge,  les  festonne 

Et  laisse  choir  ses  fruits  et  ses  larmes  de  soir, 

A  lente  pluie  et  longue  —  avec  mélancolie  ! 

Les  lacs  de  tes  ennuis,  où  se  viennent  asseoir, 

Pour  y  mirer  les  yeux  fixes  de  leur  folie. 

Et  ton  vouloir  et  ton  orgueil  el  ton  tourment, 

Ainsi  que  d'immenses  linceuls,  immensément, 

Par  les  plaines  et  les  plaines  se  continuent; 

Le  souvenir  en  toi  déchaîne  ses  douleurs 

Et  vous  môlez  vos  voix  que  les  sanglots  obstruent 

Mais  les  échos  toujours  repoussent  ces  douleurs 

Les  voix  de  ces  douleurs  et  de  ces  pleurs  —  ailleurs! 


LES   DÉBÂCLES  85 


SI  MORNE  I 


Se  replier  toujours  sur  soi-même,  si  morne  1 

Comme  un  drap  lourd,  qu'aucun  dessin  de  fleur  n'adorne. 

Se  replier,  s'appesantir  et  se  tasser 

Et  se  toujours,  en  angles  noirs  et  mats,  casser. 

Si  morne  !  et  se  toujours  interdire  l'envie 
De  tailler  en  drapeaux  rétoffe  de  sa  vie. 

Tapir  entre  les  plis  ses  mauvaises  fureurs 

Et  ses  rancœurs  et  ses  douleurs  et  ses  erreurs. 


H  POÈHES  I 


Ni  les  frissons  soyeux,  ni  les  moires  fondantes 
Mais  les  pointes  en  soi  des  éping-les  ardentes. 

Oh  I  le  paquet  qu'on  pousse  ou  qu'on  jette  à  l'écart, 
Si  morne  et  lourd,  sur  un  rajon,  dans  un  bazar. 

Déjà  sentir  la  bouche  acre  des  moisissures 
Gluer,  et  les  taches  s'étendre  en  leurs  morsures. 

Pourrir,  immensément  emmaillotté  d'ennui  ; 
Être  l'ennui  qui  se  replie  en  de  la  nuit. 

Tandis  que  lentement,  dans  les  laines  ourdies, 
De  part  en  part,  mordent  les  vers  des  maladies. 


LES   DEBACLES  S7 


EPERDUIVIENT 


Bien  que  flasque  et  geignant  et  si  pauvre  !  si  mome  ! 
Si  lasl  redresse- toi,  de  toi-même  vainqueur  ; 
Lève  ta  volonté  qui  choit  contre  la  borne 
Et  sursaute,  debout,  rosse  à  terre,  mon  cœur  ! 


Exaspère  sinistrement  ta  toute  exsangue 
Carcasse  et  pousse  au  vent,  par  des  chemins  rougis 
De  sang,  ta  course;  et  flaire  et  lèche  avec  ta  langue 
Ta  plaie,  et  lutte  et  butte  et  tombe  —  et  ressurgis  I 


88 


Tu  n'en  peux  plus  et  tu  n'espères  plus  ;  qu'importe  1 
Puisque  ta  haine  immense  encor  hennit  son  deuil, 
Puisque  le  sort  t'enrag-e  et  que  tu  n'es  pas  morte 
Et  que  ton  mal  cinglé  se  cabre  en  ton  orgueil. 

Et  que  ce  soit  de  la  torture  encore  I  encore  I 
Et  belle  et  folle  et  rouge  et  soûle  —  et  le  désir 
De  se  boire  de  la  douleur  par  chaque  pore, 
Et  du  vertige  et  de  l'horreur  —  et  le  plaisir, 

0  ma  rosse  de  nerfs  et  d'cs  que  je  surmène 
Celui,  jadis,  là-bas,  en  ces  minuits  du  Nord, 
Des  chevaliers  d'éclair,  sur  leurs  chevaux  d'ébène. 
Qui  s'emballaient,  fougueux  du  vide  et  de  la  mort. 


LES    DEBACLES  8^ 


PRIÉrvB 


Lunes  du  g-el  dans  les  grottes  de  Tor  nocturne, 
Glaives  d'acier,  lames  d'arg-ent,  pointes  de  fer, 
Minuit  silencieux,  qui  t'érig-es  dans  l'air 
Gomme  une  volonté  dardante  et  taciturne, 


Voici  mon  cœur  pour  les  couteaux  de  tes  silences, 
Et  mes  ardeurs  pour  tes  linceuls  et  tes  tombeaux, 
Minuit  clair  et  lointain,  voici  pour  tes  flambeaux 
Mon  grand  rêve  brisé  comme  un  combat  de  lances. 


90  POÈMES 


Vers  tes  immensités,  mes  yeux  lèvent  leur  flamme, 
Et  mes  bras  éreintés  de  l'enlacement  vain, 
Vides,  sont  implorants  de  ton  conseil  d'airain. 
Minuit  rigide  et  froid  sur  le  deuil  de  mon  âme  ! 

Que  de  reg-ards  défunts,  que  de  reg-ards,  naguère, 
T'ont,  eux  aussi,  fixé  pendant  leur  désespoir. 
Obstinément  et  longuement  fixé,  le  soir, 
Quand  l'hiver  bâtissait  sa  maison  mortuaire. 

Il  ne  restera  rien  de  ce  qui  fut  ma  plainte 

Et  tout  homme  travaille  à  son  inanité  ; 

Minuit  tranquille  et  mort,  de  son  éternité 

Gèle,  en  mon  cœur,  mes  pleurs,  ma  voix,  et  toi,  ma  crainte  I 


LES    DÉBÂCLES  94 


VERS  L'ENFANCE 


Les  passions  d'éveil  et  de  savoir  ?  —  Vidées. 

Alors,  viens  voir  ton  bel  ange  g-ardien,  le  tien, 
Qui  lentement  s'assied  sur  tes  tombeaux  dldées. 

II  te  parlC;  très  doucement,  de  1  autrefois; 
—  Ecoute  :  et  les  saluts,  jadis,  à  l'oratoire, 
Et  les  Noël  et  les  Pâques  et  puis  les  Croix 
Et  les  âmes  des  tiens  qui  sont  en  purgatoire. 


92  POÈMES 


Écoute  :  et  les  premiers  alléluias  chantés, 
Etj  le  samedi  soir,  les  bonnes  litanies, 
Et  les  psaumes,  de  nef  en  nef,  répercutés 
Et  lents,  au  pas  égaux  de  leurs  monotonies. 

Écoute  :  et  les  processions  —  et  puis  encor 
Les  ex-votos  en  Mai  dressés  sur  des  estrades, 
Et  la  Vierge  Marie,  avec  son  Jésus  d'or, 
Et  les  enfants  de  chœur  qui  sont  des  camarades. 

Écoute  :  et  du  petit  villag-e  il  s'en  souvient 
Ton  cœur  ;  écoute  :  et  puis,  accueille  en  confiance, 
A  cette  heure  d'ennui,  ton  bon  ange  gardien, 
Le  tien,  qui  te  rhabillera  de  ton  enfance. 

—  Hélas  !  doux,  tranquille  et  clair,  il  ne  ferait 
Qu'un  bruit,  sur  mon  cerveau,  de  blanches  étincelles, 
Que  mon  absurdité  bougonneuse  viendrait 
Lui  déchirer  les  jeux  et  lui  casser  les  ailes. 


L-.S    Di-t BACLES  9? 


CONSEIL  ABSURDE 


LUtant  que  moi  malade  et  veule^  as-tu  goûté, 
)uand  ton  être  ployait  sous  les  fièvres  brandies, 
)uand  tu  mâchais  l'orviéLan  des  maladies, 
Jè  coupable  conseil  de  l'inutilité? 

t  doux  soleil  qui  baise  un  œil  éteint  d'aveugle? 
]t  fleur  venue  au  tard  décembral  de  Thiver  ? 
It  plume  d'oiselet  soufflée  au  vent  de  fer? 
]t  neutre  et  vide  écho  vers  la  taure  qui  meugle  ? 


94  POÈMES 


0  les  rêves  du  rien,  en  un  cerveau  mordu 
D'impossible  !  s'aimer,  dans  son  effort  qui  ieiirre  f 
Se  construire,  pour  la  détruire,  une  demeure  ! 
Et  se  cueillir,  pour  la  jeter,  un  fruit  tendu  ! 

Hommes  tristes,  ceux-là  qui  croient  à  leur  génie 
Et  fous  !  et  qui  peinent,  sereins  de  vanité  ; 
Mais  toi,  qui  t'es  instruit  de  ta  futilité, 
Aime  ton  vain  désir  pour  sa  toute  ironie. 

Regarde  en  toi,  l'illusion  de  l'univers 
Danser;  le  monde  entier  est  du  monde  la  dupe  ; 
Agis  gratuitement  et  sans  remords  ;  occupe 
Ta  vie  absurde  à  se  moquer  de  son  revers. 

Songe  à  ces  lys  royaux,  à  ces  roses  ducales, 
Fiers  d'eux-mêmes  et  qui  fleurissent,  à  l'écart. 
Dans  un  jardin,  usé  de  siècles,  quelque  part, 
Et  n'ont  jamais  courbé  leurs  tiges  verticales. 


LES   DEBACLES  95 


Inutiles  pourtant^  inutiles  et  vains, 
Parfums  demain  perdus,  corolles  demain  mortes, 
Et  personne  pour  s'en  venir  ouvrir  les  portes 
Et  les  faire  servir  au  pâle  orgueil  des  mains. 


LES    DÉBACLFS  97 


LA-BAS 


Désir  d'être,  soudain,  la  bête  hiératique. 
D'un  éclat  noir,  sous  le  portique 
Escarbouclé  d'un  temple,  à  Benarèsl 

Gueule  tordue,  avec  de  courbes  dents  livides, 

Masque  divin  et  criminel, 

X\ec  de  grauds  yeux  vides, 

Avec,  sous  le  front  d'or,  un  œil  d'or  éternel. 

Sous  un  plafond  de  marbre  noir,  à  Benarès. 

Ils  arrivent  les  enfants  clairs  —  et  leurs  g-uirlandes 
De  vêtements  laineux  tournent  au  promenoir, 
0  les  petites  mains  I   les  mains  avec  des  brandes. 


98  POÈMES 


Qui  s'en  viennent,  jointes,  ainsi  qu'un  doux  espoir, 
Les  mains  en  fleur,  prier,  à  Benarès,  l'idole. 

Ils  arrivent  les  vieux  voyants  usés,  les  pâles 
Ascètes  roux  et  noirs,  ils  arrivent,  les  os 
Rompus,  les  reg-ards  droits,  la  voix  nouée  en  râles, 
Le  sein  vide  et  blanchi  comme  d'anciens  tombeaux, 
Ils  arrivent  prier,  à  Benarès,  l'idole, 

Désir  d'être  soudain  la  bête  hiératique 
D'un  éclat  noir,  sous  le  portique, 
Escarbouclé  d'un  temple,  à  Benarès. 

Être  ce  néant  de  bronze  et  d'or  inéluctable 

Et  merveilleux,  vers  qui,  les  inlassables  bras, 

Les  bras  1  les  bras  !  de  la  douleur  incommutable, 

Comme  des  rameaux  fous,  s'épouvantent  d'en  bas. 

Et  s'imposer  à  la  crédulité,  pour  mordre 

Les  doux  cœurs  confiants  et  la  priante  chair 

Et  les  larmes  et  les  sanglots  ;  et  mordre  et  tordre 

Toute  l'humanité  de  folie  et  d'éclair, 

Errante  et  angoissée  aux  vallons  de  la  crainte; 


LES   DEBACLES  99^ 


La  mordre  et  tordre  en  son  appel  et  son  tourment 
Et  sa  misère  allante  et  ballante  et  sa  plainte 
Toujours  la  même,  à  travers  temps,  infiniment. 
Et  se  complaire  à  se  sentir  cruel  et  fourbe  : 
La  bête  immensément  d'ébène  et  de  granit 
Et  de  corne  et  de  roc,  qui  surplombe  la  tourbe 
De  ces  pleureurs,  tous  les  mêmes,  vers  l'infini  ; 
Et  les  haïr  et  regretter  son  impuissance 
Non  pour  les  secourir  mais  pour  rageusement 
Les  affoler  et  se  prouver  sa  malfaisance. 

Désir  d'être  soudain  cette  idole  qui  ment? 

Ils  arrivent  les  amants  doux,  comme  des  lampes, 
Le  soir,  dans  le  feuillage  éteint,  au  loin,  là-bas; 
Ils  arrivent  du  fond  des  bois,  le  long  des  rampes, 
Ils  arrivent,  par  deux,  les  bras  liés  aux  bras, 
Tristes  et  doux,  prier  à  Benarès,  l'idole. 

Ils  arrivent  les  pèlerins,  au  long  des  bornes. 
Pleins  de  misère  et  pleins  de  faim  et  las  d'avoir. 


100  POÈMES 


Un  corps,  ils  arrivent,  pâles,  ardents  et  morne» 
Et  se  poussant  et  se  traînant,  au  réservoir 
Miraculeux,  prier  à  Benarès,  l'idole, 

Désir  d'être  soudain  la  bête  hiératique 
D'un  éclat  noir,  sous  le  portique, 
Escarbouclé  d'un  temple,  à  Benarès. 

Et  reg'arder,  témoin  impassible  et  trag^ique» 
Dardés,  les  yeux  de  fer,  et  les  naseaux,  hagards, 
Droit  devant  soi,  là-bas,  le  ciel  mythologique, 
Où  le  Siva  terrible  échevèle  ses  chars. 
Par  des  ornières  d'or,  à  travers  les  nuages  : 
Scintillements  d'essieux  et  tonnerres  de  feux  ; 
Etalons  fous  cabrés,  sur  des  tas  de  carnages; 
Rouge,  la  mer  au  loin  et  ses  millions  d'yeux  I 

vx  devant  ce  décor  incendié,  maudire 
L'homme  niais  et  nul,  qui  se  gave  d'espoir, 
Alors  qu'un  symbolique  et  quotidien  martyre 
Saigne  la  vie  en  croix,  aux  quatre  coins  du  soir. 


LES    DEBACLES  iOl 


PIEUSExMENT 


La  nuit  d'hiver  élève  au  ciel  son  pur  calice. 


Et  je  lève  mon  cœur  aussi,  mon  cœur  nocturne, 

Seig'neur,  mon  cœur!  mon  cœur!  vers  ton  infini  viJe, 

Et  néanmoins  je  sais  que  tout  est  taciturne 

Et  qu'il  n'existe  rien  dont  ce  cœur  meurt,  avide  ; 

Et  je  te  sais  mensong-e  et  mes  lèvres  te  prient 

Et  mes  genoux  ;  je  sais  et  tes  grandes  mains  closes 

Et  tes  grands  yeux  fermés  aux  désespoirs  qui  criée t 


402 


Et  que  c'est  moi,  qui  seul,  me  rêve  dans  les  choses; 
Sois  de  pitié,  Seig-neur,  pour  ma  toute  démence, 
J'ai  besoin  de  pleurer  mon  mal  vers  ton  silence  1... 

La  nuit  d'hiver  élève  au  ciel  son  pur  calice. 


LES   DEBACLES  103 


VERS  LE  CLOÎTRE 


Je  rêve  une  existence  en  un  cloître  de  fer, 
Brûlée  au  jeûne,  et  sèche  et  râpée  aux  cilices, 
Où  l'on  abolirait,  en  de  muets  supplices, 
Par  seule  ardeur  de  l'âme  enfin,  toute  la  chair. 

Sauvage  horreur  de  soi  si  raornement  sentie  f 

Quand  notre  corps  nous  boude  et  que  nos  nerfs,  la  nuit» 

Rivent  sur  nos  vouloirs  leur  cag-oule  d'ennui, 

Et  les  plongent  dans  la  fièvre  ou  l'inertie. 


i04 


POEMES 


Dites,  ces  pleurs,  ces  cris  et  cette  peur  du  soir  ! 
Dites,  ces  plombs  de  maladie  en  tous  les  membres, 
Et  la  lourde  torpeur  des  morbides  novembres, 
Et  le  dégoût  de  se  toucher  et  de  se  voir  ? 

Et  les  mauvaises  mains  chatouilleuses  de  vice 
Encor  et  lentement  cherchant,  sur  les  coussins, 
Et  des  toisons  de  ventre,  et  des  grappes  de  seins 
Et  les  tressaillements  dans  le  rêve  complice  ? 

Je  rêve  une  existence  en  un  cloître  de  fer, 
Brûlée  au  jeûne  et  sèche  et  râpée  aux  cilices, 
Où  l'on  abolirait  en  de  muets  supplices, 
Par  seule  ardeur  de  l'âme  enfin,  toute  la  chair. 

Et  s'imposer  le  gel  des  sens  quand  le  corps  brûle  ; 
Et  se  tyranniser  et  se  tordre  le  coeur, 
—  Hélas  !  ce  qui  en  reste  —  et  tordre,  avec  rancœur 
Jusqu'au  regret  d'un  autrefois  doux  et  crédule. 


LES   DEBACLES  105 


Se  cravacher  dans  sa  pensée  et  dans  son  sang, 

Dans  son  effort,  dans  son  espoir,  dans  son  blasphème;. 

Et  s'exalter  de  ce  mépris,  pauvre  lui-même. 

Mais  qui  rachète  un  peu  Torgueil  d'où  l'on  descend. 

Et  se  mesquiniser  en  pratiques  futiles 

Et  se  faire  petit  et  n'avoir  qu'âpreté, 

Pour  tout  ce  qui  n'est  point  d'une  acre  nullité, 

Dans  le  jardin  vanné  des  floraisons  hostiles. 

Je  rêve  une  existence  en  un  cloître  de  fer 

Brûlée  au  jeune  et  sèche  et  râpée  aux  cilices, 

Où  l'on  abolirait,  en  de  muets  supplices, 

Par  seule  ardeur  de  l'âme  enfin,  toute  la  chair. 

Oh  !  la  constante  rag'e  à  s'écraser,  la  harg-ne 
A  se  tant  torturer,  à  se  tant  amoindrir, 
Que  tout  l'être  n'est  plus  vivant  que  pour  souffrir 
Et  se  fait  de  son  mal  sa  joie  et  son  épargne. 


106  POÈMES 


N'entendre  plus  ses  cris,  ne  sentir  plus  ses  pleurs, 
Mater  son  instinct  noir,  tuer  sa  raison  traître, 
Oh  !  le  pouvoir  et  le  savoir  1  Etre  son  maître. 
Et  les  avoir  cassés  les  crocs  de  ses  douleurs  ! 

Et  peut-être  qu'alors,  par  un  soir  salutaire, 
Une  paix  de  néant  s'installerait  en  moi  ; 
Et  que  sans  m'émouvoir  j'écouterais  l'aboi, 
L'aboi  tumultueux  de  la  mort  volontaire. 

Je  rêve  une  existence  en  un  cloître  de  fer* 


LES   DEBACLES  10"; 


LES  VÊPRES 


Là-bas,  cette  existence  en  noîr  de  grandes  vieilles. 

Par  les  enclos  en  noir  et  les  porches  d'ég-Iise, 

Cette  existence  et  de  prières  et  de  veilles, 

Le  soir,  sous  leurs  mantes  en  noir,  qu'immobilise, 

Et  pendant  des  heures  et  des  heures,  l'extase 

An  pied  d*un  ostensoir,  le  soir,  en  des  chapelles 

De  cathédrale  en  noir  ;  et  la  claustrale  emphase 

Du  culte  et  des  grands  dais  levés  et  des  flabelles. 

Le  soir,  sur  ces  vieilles  en  noir,  dont  les  mains  j  au  nef 

Tendent  en  croix  leurs  désespoirs  et  leurs  misères, 


408  poiMBs 

Vers  les  autels  immensément  et  vers  les  trônes. 

Là-bas,  ornés  d'argent,  de  feux,  et  de  rosaires, 

Le  soir,  au  fond  des  chapelles  en  noir  ;  et  l'ombre 

D'un  grand  pilier,  sur  les  dalles,  droite,  allongée 

Ainsi  qu'un  bras  de  soir  et  de  volonté  sombre 

Vers  ces  vieilles  en  noir,  dont  la  ferveur  figée 

Grandit  l'hiératique  allure  évocatoire, 

Au  fond  des  chapelles  en  noir  ;  et  les  martyres 

Et  les  saintes  et  la  série  incantatoire 

Des  longs  cierges  et  le  grésillement  des  cires, 

Le  soir,  sur  de  lourds  trépieds  noirs,  dans  les  chapelles 

En  noir;  et  ce  Jésus,  vieux  de  siècles  et  triste. 

Ce  Christ  en  noir  du  soir,  dont  les  loques  charnelles 

Pendent  au  long  des  croix  et  dont  le  nom  persiste. 

Le  soir,  dans  le  vieux  cœur  en  noir  des  grandes  vieilles. 

Dans  leur  vieux  cœur  en  noir  et  or  et  leurs  mémoires  I 

Et  comme  elles,  s'user  à  des  marmonnements  ; 
Et  comme  elles,  rouler,  en  uniformes  moires, 


LES   DEBACLES  109 


Les  jours  après  les  jours,  toujours,  et  les  moments 
Les  toujours  mêmes  jours  pieusement;   et  comme 
Elles,  passer  vers  un  effacement  en  noir  ; 
Et  comme  elles  vivent,  vivre,  presqu'en  un  somme 
De  mornes  oraisons  autour  des  croix  de  soir, 
Au  fond  des  chapelles  en  noir  ;  revivre  en  litanies 
Sa  peine  et  sa  rancœur  et  tout  son  désespoir 
Et  ses  lasses  douleurs  de  vivre  indéfinies, 
Là-bas,  le  soir,  au  fond  des  chapelles  en  noir  l 


LES   DÉBÂCLES  4H 


HEURE  D'AUTOMxNB 


iC'est  bien  mon  deuil,  le  tien,  ô  l'automne  dernière  l 

'Râles  que  roule,  au  vent  du  nord,  la  sapinière, 

Feuillaison  d'or  à  terre  et  feuillaison  de  sang-, 

,Sur  des  mousses  d'orée  ou  des  mares  d'étang-, 

rieurs  des  arbres,  mes  pleurs,  mes  pauvres  pleurs  desang-, 

iTest  bien  mon  deuil,  le  tien,  ô  l'automne  dernière  l 
Secousses  de  colère  et  rag-es  de  crinières, 
Buissons  battus,  mordus,  hachés,  buissons  crevés, 
\u  double  bord  des  long-s  chemins,  sur  les  pavés, 
"Jras  des  buissons,  mes  bras,  mes  pauvres  bras  levés. 


112  po.:vKS 

C'est  bien  mon  deuil,  le  tien,  ô  l'automne  dernière  1 

Quelque  chose,  là-bas,  broyé  dans  une  ornière. 

Qui  grince  immensément  ses  désespoirs  ardus 

Et  qui  se  plaint,  ainsi  que  les  arbres  tordus, 

Cris  des  lointains,  mes  cris,  mes  pauvres  cris  perdus. 


LES    DÉBÂCLES  i  13 


MES  DOIGTS 


Mes  doi^,  touchez  mon  front  et  cherchez  là, 
Les  vers  qui  rongeront,  un  jour,  de  leur  morsure, 
\Ies  chairs  ;  touchez  mon  front,  mes  maigres  doigts,  voilî 
Jue  mes  veines  déjà,  comme  une  meurtrissure 
i^leuâtre,  étrangement,  en  font  le  tour,  mes  las 

IA  pauvres  doigts  —  et  que  vos  longs  ongles  malades 
îattent,  sinistrement,  sur  mes  tempes,  un  glas, 
Jn  pauvre  glas,  mes  lents  et  mornes  doigts  ! 


114  poÈ^ns 


Touchez  ce  qui  sera  les  vers,  mes  doigts  d'opale, 
Les  vers,  qui  mangeront,  pendant  les  vieux  minuits 
Du  cimetière,  avec  lenteur,  mon  cerveau  pâle, 
Les  vers,  qui  mangeront  et  mes  dolents  ennuis 
Et  mes  rêves  dolents  et  jusqu'à  la  pensée 
Qui  lentement  incline,  à  cette  heure,  mon  front, 
Sur  ce  papier,  dont  la  blancheur,  d'encre  blessée, 
Se  crispe  aux  traits  de  ma  dure  écriture. 

Et  vous  aussi,  mes  doigts,  vous  deviendrez  des  vers, 
Après  les  sacrements  et  les  miséricordes, 
Mes  doigts,  quand  vous  serez  immobiles  et  verts, 
Dans  le  linceul,  sur  mon  torse,  comme  des  cordes  ; 
Mes  doigts,  qui  m'écrivez,  ce  soir  de  rauque  hiver. 
Quand  vous  serez  noués  —  les  dix  —  sur  ma  carcasse 
Et  que  s'écrasera  sous  un  cercueil  de  fer, 
Cette  âpre  carcasse,  qui  déjà  casse. 


LES  DEBACLES  115 


AU  LOIN 


Machines  d'ombre  et  d'or  en  des  hang-ars  maussades. 
Porches  de  suie  et  d'encre  où  s'engouffrent  des  voix, 
Pig-nons  crasseux,  greniers  obscurs,  mornes  façades 
Et  gouttières  rég-ulières,  au  long-  des  toits  ; 
Et  blocs  de  fonte  et  crocs  d'acier  et  cols  de  grues 
Et  puis,  au  bas  des  murs,  dans  les  caves,  l'écho 
Des  pas  et  des  chevaux,  sur  le  pavé  dt^  rues 
Et  sur  les  ponts  dont  les  piles  cassent  le  tic  '  ; 
Et  le  vaisseau  plaintif,  qui  dort  et  se  corrode, 
Dans  les  havres,  et  souffre,  et  les  appels  hagards 


116  POÈMES 


Des  sirènes  et  le  mystérieux  exode 
Des  navires  silencieux,  vers  les  hasards 
Des  caps  et  de  la  mer  affolée  en  tempête  ; 
0  mon  âme,  quel  s'en  aller  et  quel  souffrir  ! 
Et  quel  vivre  toujours,  pour  les  rouges  conquêtes 
De  l'or;  quel  vivre  et  quel  souffrir  et  quel  rriourir  I 

Pourtant  regarde  au  loin  s'illuminer  les  îles, 

Fais  ton  rêve  d'encens,  de  myrrhe  et  de  corail, 

Fais  ton  rêve  lascif  vers  de  roses  asiles, 

Fais  ton  rêve  éventé,  par  le  large  éventail 

De  la  brise  océane,  au  clair  des  étendues  ; 

Et  songe  aux  Orients  et  songe  à  Benarès, 

Songe  à  Thèbes,  songe  aux  Babylones  perdues, 

Songe  aux  siècles  tombés  des  Sphinx  et  des  Hermès; 

Songe  à  ces  Dieu^i  d'airain  debout  au  seuil  des  porches, 

A  ces  colossob  bleus  broyant  des  léopards 

Entre  leuis  bras,  à  ces  processions  de  torches 

Et  de  prêtres,  par  les  forêts  et  les  remparts. 


LES    DÉBÂCLES  417 


La  nuit,  sous  l'œil  dardé  des  étoiles  australes  ; 

0  mon  âme  d'adieux  de  rêve  et  de  lointain  ! 

Songe  aux  golfes,  songe  aux  déserts,  songe  aux  lustrales 

Caravanes,  en  galop  blanc  dans  le  matin, 

Songe  qu'il  est  peut-être  encor,  par  la  Ghaldée, 

Quelques  pâtres,  hagards  de  soir  et  d'infini, 

Dont  la  bouche  jamais  n'a  pu  crier  l'idée  ; 

Et  va,  par  ces  chemins  de  fleurs  et  de  granit. 

Et  va  si  loin  et  si  profond  dans  ta  mémoire, 

Que  l'heure  et  le  moment  s'abolissent  pour  toi. 

Impossible  !  —  voici  la  boue  et  puis  la  noire 

Fumée  et  les  tunnels  et  le  morne  beffroi 

Battant  son  glas  dans  la  brume  et  qui  ressasse 

Toute  ma  peine  tue  et  toute  ma  douleur, 

Et  je  reste,  les  pieds  collés  à  cette  crasse, 

Dont  les  odeurs  montent  et  puent,  jusqu'à  mon  cœur. 


LES   DEBACL-5  119 


S'AMOIiNDRIR 


En  ce  mînuît  de  force  à  bas,  combien  fenvî© 

—  Demain  j'aurai  changé  —  tout  ce  qui  circonscrit  : 

Les  pratiques  toutes  humbles  de  cette  vie 

Çu'on  mène  en  des  couvents  de  simple  et  pauvre  esprit. 

Voici  —  me  rabaisser  à  des  niaiseries  : 
Petites  croix,  petits  agneaux,  petits  Jésus, 
Petite  offrande  douce  aux  petites  Maries, 
En  des  niches,  avec  des  fleurs  peintes  dessus. 


i20  POÈMES 


Prière,  à  jointes  mains,  en  des  recoins  d'église; 
Et  se  recommencer  enfant,  avec  calcul  ; 
Un  mot  !  qui  dans  son  bruit,  toujours  le  même,  enlise 
Et  vous  endorme,  en  un  ronron  pieux  et  nul. 

Et  les  benoîts  conseils  savourés  à  confesse  ; 
Et  les  fermes  propos  de  se  g'arer  en  Dieu, 
Contre  toute  surprise  et  contre  toute  adresse 
Du  roug-e  enfer,  où  les  démons  brassent  du  feiu 

Et  se  sécher  le  cœur  de  soins  et  de  scrupules 
Et  de  soucis  ;  jeûnes  furtifs,  vœux  aigrelets. 
Et  ce  grignotement  aux  choses  minuscules, 
Lèvres  pour  oraisons  et  doigts  pour  chapelets. 

Et  se  blottir  Tesprit,  dans  le  damier  des  sectes, 
Et  se  moisir  toujours,  en  un  coin  plus  dévot, 
Jusqu'à  miner  enfin,  avec  des  dents  d'insectes, 
Le  vertical  palais  d'orgueil  de  son  cerveau. 


lE^    DLliACLES  121 


HEURES  MjRNES 


Hélas,  quel  soir  I  ce  soir  de  maussade  reillée. 
Je  hais,  je  ne  sais  plus  ;  je  veux,  je  ne  sais  pas. 
Ah  mon  âme,  vers  un  néant,  s'en  est  allée, 
Vers  un  néant,  très  loin,  je  ne  sais  où,  là-bas? 

II  bat  des  tas  de  g-las  au-dessus  de  ma  tête, 
Le  vent,  il  corne  à  mort,  et  les  cierg-es  bénits 
Qu'on  allumait,  pendant  la  peur  de  la  tempête, 
Les  bons  cierg-es  se  sont  éteints  et  sont  finis. 


122 


POEilES 


Cela  se  perd,  cela  s'en  va,  s'enfuit  et  se  disloque, 
Cela  se  plaint  en  moi,  si  monotonement, 
Et  cela  semble  un  cri  d'oiseau,  qui  s'effiloque, 
Qui  s'effiloque  au  vent  d'hiver,  lointainement. 

Oh  1  ces  longues  heures  après  ces  long^ues  heures, 

Et  sans  trêve,  toujours,  et  sans  savoir  pourquoi  ;  M 

Et  sans  savoir  pourquoi  ces  ang"oisses  majeures  ; 

Oh  I  ces  longues  heures  d'heures  à  travers  moi  I 

Une  torture  ?  —  O  vous  qui  les  savez  si  mornes 
Ces  nuits  mornes,  et  qui  dansez,  au  vent  du  Nord, 
Ruts  d'ouragan,  sur  les  ruisseaux  et  les  viornes 
Et  les  étangs  et  les  chemins  et  sur  la  mort  ; 

Une  torture  en  moi  qui  frappe  et  me  lacère  î 
Une  torture  à  pleins  éclairs,  comme  des  faulx 
Et  des  sabres,  par  à  travers  de  ma  misère  ; 
Une  torture,  avec  des  clous  et  des  marteaux  ? 


LES   DEBACLES  423 


Là -bas,  ces  grandes  croix  au  carrefour  des  roules, 
.  Ces  croix! — Oh!  n'y  pouvoir  saigner  son  cœur;  ces  croix, 
ij  Où  s'accrochent  les  cris  du  vent  et  des  déroutes, 
I  Les  cris  et  les  hailloQS  du  vent  dans  les  grands  bois. 


LES    DÉBÂCLES  12' 


LE  MEURTRE 


En  ces  heures  de  vice  et  de  crime  rigides, 

Se  rêve  un  meurtre  ardent,  que  la  nuit  grandirait 

De  son  orgueil  —  plafond  d'ébène  et  clous  algides  — 

Et  de  la  toute  horreur  de  sa  noire  forêt, 

Là-bas,  quand,  parmi  les  ombres  qui  se  menacent, 

Au  clair  acier  des  eaux,  un  glaive  d'or  surgit 

Vers  les  rages  qui  vont  et  les  haines  qui  passent. 

—  Et  pieds  mystérieux,  pieds  de  marbre,  sans  bruit, 
Là,  quelque  part,  aux  carrefours,  en  des  ténèbres  — 


126  roÈMES 


Un  silence  total  ferme  la  plaine,  au  loin  : 

Le  ciel  indifférent  voile  ses  clairs  algèbres, 

Et  rien,  pas  même  Dieu,  ne  semble  être  témoin. 

Tous  les  mêmes,  luisants  de  lierre  et  tous  les  mêmcâ 

D  ecorce  et  de  rameaux,  comme  un  eËFarement, 

Sur  double  rang-,  là-bas,  jusqu'aux  horizons  blêmes, 

Muets  et  seuls,  des  arbres  vont,  infiniment. 


f 


—  Un  g-rand  éclair  nerveux,  au  bout  d'un  poing*  logique, 
Et  puis  un  râle,  à  peine  ouï  par  les  taillis  — 


Et  de  la  gorg-e  ouverte  et  tordue  et  tragique, 
Un  sang  superbe  et  rouge,  en  légers  gargouillisi 
Coule,  comme  un  ruisseau  de  corail  parmi  l'herbe 
Et,  du  torse  troué,  s'épand  sur  le  sol  noir. 
La  voix  assassinée  éclate  en  bouche  acerbe. 
Et  les  regards  derniers  fixent  comme  un  espoir 
Quelque  chose,  là-bas,  qui  serait  la  justice. 


LES   DEBACLES  127 


—  Soudain,  voici  la  peur  de  ce  cadavre  froid 
Et  la  peur  de  la  pexir  crédule  et  subreptice  — 

Et  vivement,  avec  des  pleurs  et  de  l'effroî, 

Avec  des  mains  repentantes  et  caressantes 

Pour  apaiser  ce  mort  soudain  et  qui  sera 

Le  fantôme  des  nuits  lourdes  et  malfaisantes, 

Le  fantôme  !  —  quel  est  celui  qui  s'en  viendra 

]  baisser,  sur  ces  grands  yeux,  les  paupières  tombales 

Et  clore  ces  lèvres,  silencieusement. 

—  Et  les  remords  choquent  les  fers  de  leurs  cymbales 
Et  le  voici  qui  peut  tomber  le  châtiment  — 

Alors,  ouvre  ton  âme  et  déguste  l'angoisse 

Et  le  mystère  éclos,  aux  caves  de  ton  cœur 

Un  flambeau  qu'on  déplace,  une  étoffe  qu'on  froisse, 

Un  trou  qui  te  regarde,  un  craquement  moqueur, 


128  POÈMES 


Quelqu'un  qui  passe  et  qui  revient  et  qui  repasse 
Te  feront  tressaillir  de  frissons  instinctifs 
Et  tu  le  vêtiras  d'une  inédite  audace  ; 
D'autres  sens  te  naîtront,  subtils  et  maladifs, 
Ils  renouvelleront  ton  être,  usé  de  rages, 
Et  tu  seras  celui  qui  fut  sanglant  un  peu, 
Qui  bondit  hors  de  soi  et  creva  les  mirag-cs 
Et,  biffant  une  vie,  a  fait  œuvre  de  Dieu  I 


LES   DEBACLES  {29 


LA  TÊTE 


Sur  un  échafaud  noir,  tu  porteras  la  tôle  ; 
Et  sonneront  les  tours  et  luiront  les  couteau  £ 
Et  tes  muscles  crîront  et  ce  sera  la  fête, 
La  fête  et  la  splendeur  du  sang  et  des  métaux. 

Et  les  pourpres  soleils  et  les  soirs  sulfuriques, 
Les  soirs  et  les  soleils,  escarbouclés  de  feux, 
Verront  le  châtiment  de  tes  crimes  lyriques 
Et  s'ils  savent  mourir  ton  front  et  tes  grands  jeux. 


130  POEMBS 


La  foule,  en  qui  le  mal  grandiose  serpente, 
Taira  son  océan  autour  de  ton  orgueil, 
La  foule  !  —  et  te  sera  comme  une  mère  ardente, 
Qui,  rouge  et  froid,  te  bercera  dans  ton  cercueil. 

Et  vicieuse,  ainsi  qu'une  floraison  noire, 

Oà  mûrissent  de  beaux  poisons,  couleur  d'éclair, 

Et  despotique  et  fière  et  grande,  ta  mémoire, 

Et  fixe  et  roide,  ainsi  qu'un  poignard  dans  la  chair. 

Sur  un  échafaud  noir,  tu  porteras  la  tôte 
Et  sonneront  les  tours  et  luiront  les  couteaux 
Et  tes  muscles  crîront  et  ce  sera  la  fête, 
i^a  fête  et  la  splendeur  du  sang  et  des  métaux» 


LES   DÉBACLBS  431 


INCONSCIENCE 


L'âme  et  le  cœur  si  las  des  jours,  si  las  des  voix, 
Si  las  de  rien,  si  las  de  tout,  l'âme  salie  ; 
Quand  je  suis  seul,  le  soir,  soudainement,  parfois, 
Je  sens  pleurer  sur  moi  l'oeil  blanc  de  la  folie. 

Celui,  si  triste,  hélas  î  qui  s'en  alla,  là-bas, 

—  Pâle  œil  désenchanté  de  la  raison  méchante  — 

Rêver  à  quelque  chose,  au  loin,  qu'on  ne  voit  pas, 

A  quelque  chose  au  loin  qui  tremble  et  pleure  et  chante. 


132  POÈMES 

Morne  crapaud  blotti  sous  les  roses,  tout  seul  I 
Si  seul  I  —  morne  crapaud  pleureur  de  lune,  appelle  ! 
Appelle  I  Et  vous,  petites  fleurs,  pour  le  linceul 
De  mon  cerveau,  l'ensevelisseuse  vient-elle  ? 

Être  Terrant  au  monde  et  le  pauvre  de  soi, 
Avec  le  feu  bougeant  d'une  âme,  qui  tremblote 
Derrière  une  main  frêle  et  ballotte  son  moi  ; 
Qui  tremblote  comme  un  reflet  dans  Teau  ballotte. 

Passer  inconscient  et  se  faire  Tami 

De  ce  qui  vole  et  rampe  et  fuit,  là-bas.  Nag-uère, 

Avant  que  ne  sortît  du  somme,  l'endormi, 

Le  premier  homme,  on  a  vu  mes  pareils  sur  terre. 

Ayez  amour  pour  eux,  ayez  amour  un  peu  I 
Ils  sont  les  charmeurs  lents,  là-bas,  des  brises  lentes  : 
Leurs  doigts,  qui  n'ont  jamais  touché  le  mauvais  feu, 
Dansent  des  airs  lointains,  sur  des  flûtes  tremblantes  : 


LES    DÉBÂCLES  133 


Los  puérils  et  les  vaguants,  mais  loin  du  mal, 
Et  les  doux  égarés,  par  les  bruyères  vertes  : 
Hamlet  rirait  peut-être,  hélas  I  mais  Parsifal  ? 
Oh  1  Parsifal  bénin  et  clair,   comprendrait,  certes  ! 


LES    DEBACLES  iS.'i 


LA  COURONNE 


Et  je  voudrais  aussi  ma  couronne  d'épines  ! 

Une  épine  pour  chaque  pensée,  à  travers 

Mon  front,  jusqu'au  cerveau,  jusqu'aux  frêles  racines, 

Où  se  tordent  les  maux  et  les  rêves  forgés 

En  moi,  par  moi.  0  couronne,  comme  une  rage, 

Gomme  un  buisson  d'ébène  en  feu,  comme  des  crins 

D'éclairs  et  de  flammes,  peignés  de  vent  sauvage  l 

Et  ce  seraient  mes  vains  et  mystiques  désirs, 

Ma  science  d'ennui,  mes  tendresses  battues. 

De  flagellants  remords,  mes  chatoyants  vouloirs 


136  POÈMES 


De  meurtre  et  de  folie  et  mes  haines  têtues 

Qu'avec  ses  dards  et  ses  griEFes,  elle  mordrait. 

Et,  plus  intimement  encor,  mes  anciens  râles 

D'amour  vers  des  ventres  mufles  de  toisons  d'or 

Et  mes  vices  de  doigts  et  de  lèvres  claustrales 

Et  mes  derniers  tressauts  de  nerfs  et  de  sanglots 

Et,  plus  au  fond,  le  rut  même  de  ma  torture, 

Et  tout  enfin  1  0  couronne  de  ma  douleur 

Et  de  ma  joie,  ô  couronne  de  dictature 

Debout  sur  mes  deux  yeux,  ma  bouche  et  mon  cerveau, 

0  la  couronne  en  rêve  à  mon  front  somnambule 

Hallucine-nooi  donc  de  ton  absurdité  ; 

Et  sacre-moi  ton  roi  souffrant  et  ridicule. 


LES  FLAMBEAUX  NOIRS 
1890 

A  EDMOND  PICARD 


III 

PROJECTION  EXTÉRIEURE 


DÉPART 


La  mer  choque  ses  blocs  de  flots,  contre  les  rocs 
Et  les  granits  du  quai,  la  mer  démente, 
Tonnante  et  g-émissante,  en  la  tourmeute 
De  ses  houles  montantes. 

Les  baraques  et  les  hangars  comme  arrachés, 
Et  les  grands  ponts,  noués  de  fer  mais  cravacLés 
De  vent  ;  les  ponts,  les  baraques,  les  g-ares 
Et  les  feux  étages  des  fanaux  et  des  phares 

Oscillent  aux  cyclones 
Avec  leurs  toits,  leurs  tours  et  leurs  colonnes. 


142  POÈMES 


Et  ses  hauts  mâts  craquants  et  ses  voiles  claquantes, 
Mon  navire  d'à  travers  tout  casse  ses  ancres  ; 
Et,  cap  sur  le  zénith, 
Bondit,  vers  la  tempête, 
Bête  d'éclair,  parmi  la  mer. 


Dites,  vers  quel  inconnu  fou, 

Et  vers  quels  somnambuliques  réveils, 

Et  vers  quels  au-delà  et  vers  quels  n'importe  où 

Convulsionnaires  soleils? 


Dites,  vers  quel  rocher,  vers  quel  écueil, 

Vers  quel  trépas,  vers  quel  cercueil, 

Vers  quel  cassement  d'or 

De  proue  ou  de  sabord, 

Dites,  vers  quel  mirage  ou  quel  martyre 

Bondit  le  mors  aux  dents  de  mon  naviie? 


j.t-s    FLAMBEAUX   NOIRS  i  13 


Tandis  qu'hélas  !  celle  qui  fut  ma  raison, 
La  main  tendant  ses  pâles  lampadaires, 
Le  reg-arde  cing-ler,  à  l'horizon, 
Du  haut  des  vieux  débarcadères. 


LES   FLAMBEAUX  NOIRS 


UN  SOIR 


Et  des  bouches  d'arg-ent  et  des  reg-ards  de  pierre 
Taisent  immensément  le  glacial  mystère 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui. 


En  des  cirques  d'éther  et  d'or,  seules  et  seules, 
Les  constellations  tournent  comme  les  meules 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui 


10 


■446  POEMES 


Des  monuments  silencieux  et  des  étages 
Se  devinent,  par  au-delà  des  grands  nuages 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui. 

Sait-on  jamais  quels  imminents  sépulcres  sombres, 
Scellés  de  fer,  vont  éclater,  parmi  les  ombres 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui? 

Quels  pas  sonnant  la  mort  et  quelles  cohortes 
Viendront  casser  l'éternité  des  heures  mortes 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui  ? 

Et  clore,  à  tout  jamais,  ces  yeux  de  pierre. 
Cristaux  mystérieux  et  ors,  dans  la  paupière 
De  ce  minuit,  dallé  d'ennui? 


LtS   FLAilbZAUX    NOIRS 


147 


LES  LOIS 


Un  paysag-e  noir,  lîg'né  d'architectures, 
Qui  découpent  et  captivent  l'éternité, 
En  leurs  parallèles  et  fatales  structures, 
Impose  à  mes  yeux  clos  son  immobilité. 

Dédales  de  Justice  et  tours  de  Sapîence, 
Toute  l'humanité  qui  s'est  dardée  en  lois 
Se  définit  en  ces  rectilignes  effrois 
De  souverain  granit  et  de  lourde  science. 


148  por.:viEs 


L'orgueil  des  blocs  de  bronze  et  des  plaques  d'airain, 

Erutal  et  solennel,  de  haut  en  bas,  décide  : 

C.^.  qu'il  faut  de  bonheur  et  de  calme  serein 

A  tout  cerveau  qu'émeut  un  cœur  sage  et  placide. 

Indestructible  et  clair,  perpétuel  et  froid, 

Plus  haut  que  tout  sommet  arquant  sa  vastitude, 

Le  dôme  immensément  lève  la  certitude 

Sur  des  piliers  géants  et  forts,  comme  le  droit. 

Mais  c'est  au  fond  d'un  soir,  pesant  de  calaclrsme, 
Où  des  nuages  noirs  écrasent  des  soleils, 
Que  ces  pierres  et  ces  beffrois  du  dogmatisme, 
Sous  le  ciel  d'encre  et  d'or,  semblent  tenir  conseil. 

Sans  voir  si  l'oeil  de  leur  Dieu  vague,  ouvert  la  nuit. 
Et  vers  lequel  s'en  va  l'élan  du  monument. 
Ne  s'est  point  refermé  lui-même  au  firmament, 
Par  usure  peut-être  —  ou  peut-être  d'ennui. 


LES   FLAJlBliAUX    MOIRS  119 


LA  RÉYOLTQ 


Vers  une  ville  au  loin  d'émeute  et  de  tôcsîn, 

Où  luit  le  couteau  nu  des  g-uillotines, 

En  tout  à  coup  de  fou  désir,  s'en  va  mon  coeur. 

Les  sourds  tambours  de  tant  de  jours 
De  rage  tue  et  de  tempête, 
Battent  la  charge  dans  les  têtes. 


150  P0ÈMÏ3 

■ 

Le  cadran  vieux  d'un  befiFroi  noir 
Darde  son  disque  au  fond  du  soir, 
Contre  un  ciel  d'étoiles  roug-es. 

Des  g-las  de  pas  sont  entendus 
Et  de  grands  feux  de  toits  tordus 
Echevèlent  les  capitales. 

Ceux  qui  ne  peuvent  plus  avoîp 
D'espoir  que  dans  leur  désespoir 
Sont  descendus  de  leur  silence. 

Dites,  quoi  donc  s'entend  venir 
Sur  les  chemins  de  l'avenir, 
De  si  tranquillement  terrible  7 

La  haine  du  monde  est  dans  l'air 
Et  des  poing-s  pour  saisir  l'éclair 
Sont  tendus  vers  les  nuées. 


LES  FLAMBEAUX   NOIRS  loi 


C'est  l'heure  où  les  hallucinés 
Les  g'ueux  et  les  déracinés 
Dressent  leur  org-ueil  dans  la  vie. 

C'est  rheure  —  et  c'est  là-bas  que  sonne  le  tocsia  ; 
Des  crosses  de  fusils  battent  ma  porte  ; 
Tuer,  être  tué  I  —  qu'importe  1 

C'est  rheure  r-m  et  c'est  là-bas  que  soane  le  tocsia. 


LES   FLAilbEALX   NOIRS  153 


L'ANCIEN  AxMOUU 


Dans  le  jardin,  où  des  lions  mélancoliques 

Traînent  le  char  du  viel  amour, 

Mes  yeux  ont  allumé  leurs  braises  sur  la  tour 

Et  regardent,  mélancoliques, 

Traîner  le  char  du  vieil  amour. 

Des  chapelets  de  seins  eng-uirlandent  ses  bords  , 
Des  seins  de  reine,  où  sont  plantés  des  couteaux  d'or. 

Un  cœur  sombre  et  déchiqueté,  qui  plus  ne  bouge, 
Et  les  yeux  le  Méduse  ornent  le  timon  roug-e. 


154  POÈMES 

Sur  de  noirs  piédestaux  voilés,  des  torses  nus, 
Les  bras  coupés,  disent  qui  fut  jadis  Vénus, 

Et  par  les  crins,  à  l'arrière,  tratoéô, 
Saig-ne  la  tête  atrocement  g^lané« 
D'Hérodiade. 

Les  héros  roux,  buissons  de  feux  dans  les  légendes ^ 
Tués  !  —  sous  quel  broiement  de  sphinx  ou  de  gorendes  T 

Les  nuits  avec  la  nacre  et  les  marbres  des  soirs  I 

En  fuite  —  et  quels  brusques  tombeaux  d'Orients  noirs  1 

Où  le  Persée  et  les  monstres  g-ardant  la  mer 
Et  les  g-laives  où  fermentait  du  sang  d'éclair  ? 

Où  les  lotus  des  baisers  frais,  où  les  losanges 

Vers  la  femme  —  de  fleurs,  de  chants  6t  de  louang-es? 


LES  FLAMBEAUX  NOIES  155 


OÙ  les  bras  purs,  lacés  en  immortel  sommeil. 
Autour  de  fronts  penchés  sur  des  seins  de  soleil  ? 

Où  les  amants  tordus  comme  des  arbres  d'or 
Dans  le  soir  enivrant  du  jardin  de  la  mort  ? 

Là-bas,  où  les  lions  promènent. 
Mélancoliques,  le  char  du  vieil  amour. 
Mes  yeux  Tont  vu  sortir 
Du  solennel  jardin  des  souvenirs, 
Mes  jeux  qui  veillent  sur  la  tour. 

Vers  quels  caveaux  et  quels  lointains  béants, 
Vers  quels  combats,  vers  quels  néants, 
Vers  quels  oublis  et  vers  quelles  ruines. 
Poussaient,  ces  lions  roux,  le  han  de  leurs  poitrines  ? 
Vers  où  leurs  pas  s'en  allaient-ils  ? 
Leurs  pas  usés,  leurs  pauvres  pas, 
Vers  quels  exils  s*en  allaient-ils, 


156  POÈMES 

Vers  quels  trépas  ? 

L*horizoa  rouge  éclate  en  ville  colossale 

De  toits  et  de  palais  et  de  ponts  dans  les  cieux  ; 

Une  fumée  immense  et  transversale 

Barre  des  visages  d'astres  silencieux 

Comme  des  morts,  au  fond  des  cieux  ; 

Les  usines  tannent  de  la  matière 

Splendide  et  qui  sera  la  vie  et  l'infini 

Demain!...  on  fait,  en  des  sous-sols  de  nuit, 

On  fait  du  pain  avec  des  os  de  cimetière  ; 

Les  fleuves  et  la  mer  écoulent  l'univers 

Vers  les  banques  et  les  hangars  ouverts  ; 

Et,  brusque,  un  train  qui  siffle  et  passe 

Jette  la  ville  en  fusion  par  les  espaces. 

Vers  quelle  folie  et  quels  lointains  béants, 
Vers  quels  oublis,  vers  quels  néants. 


LS3  fla'-ibjsaus:  noirs  i:-7 


Vers  quels  trépas  et  vers  quelles  ruines 

Poussaient,  les  vieux  lions,  le  han  de  leurs  poitrines, 

Lorsque,  quittant  le  grand  jardin  peuplé  de  marbres 

Et  les  ombres  qui  leur  tombaient,  bonnes,  des  arbres. 

Ils  sont  venus  promener  par  des  rues 

De  rails,  de  trams,  de  cabs  et  de  foules  bourrues, 

Mélancoliques,  loin  de  la  tour, 

Le  cbar  piteux  du  vieil  amour? 


LES   FLAMBBAUX  NOIRS  4o9 


LA  DAME  EN  NOII\ 


-—  Dans  la  ville  d'ébène  et  d'or, 
La  dame  en  noir  des  carrefours, 
Qu'attendre,  après  autant  de  jours, 
Qu'attendre  encor  ? 


—  Les  chiens  du  noir  espoir  ont  aboyé,  ce  soir, 

Vers  les  lunes  de  mes  deux  yeux, 

Si  longuement,  vers  les  lunes  en  noir 

De  mes  deux  yeux  silencieux, 

Si  long-uement  et  si  lointainement,  ce  soir, 

Vers  les  lunes  de  mes  deux  yeux  en  noir. 


16Ô  POÈMES 


Quel  deuil  superbe  agitent-ils  mes  crîns, 
Pour  affoler  ainsi  ces  chiens, 
Et  quel  bondissement  et  quel  orgueil  mes  r:lQ3 
Et  tout  mon  corps  toisonné  d'or? 


—  La  dame  en  noir  des  carrefours, 
Qu'attendre,  après  de  si  longs  jours, 
Qu'attendre? 


•—  Vers  quel  paradis  noir  font-ils  voile  mes  seins, 

Et  vers  quels  horizons  ameutés  de  tocsins? 

Dites;  quel  Walhalla  tumultueux  de  fièvres 

Ou  quels  chevaux  cabrés  vers  l'amour  sont  mes  lèvres? 


Dites,  quel  incendie  et  quel  effroi 

Suis-je?  pour  ces  grands  chiens,  qui  me  lèchent  ma  rage 

Ft  r^nel  naufrage  espèrent-ils  en  mon  orage 


LES   FLAMBEAUX    NOIRS  1*^1 


Pour  tant  chercher  leur  mort  en  moi  ? 

—  La  dame  en  noir  des  carrefours 
Qu'attendre  après  de  si  long-s  jours  ? 

—  Je  suis  la  mordeuse,  entre  mes  bras, 
De  toute  force  exaspérée 

Vers  les  toujours  mêmes  pourchas; 
Ou  dévorante  —  ou  dévorée 

Mes  dents,  comme  des  pierres  d'or, 
Mettent  en  moi  leurs  étincelles  ; 
Je  suis  belle  comme  la  mort 
Et  suis  publique  aussi  comme  elle. 

Aux  douloureux  traceurs  d'éclairs 

Et  de  désirs  sur  mes  murailles, 

J'ofifre  le  catafalque  de  mes  chairs 

Et  les  cierges  des  funérailles. 

Il 


^<52  poèMis 

Je  leur  donne  tout  mon  remords 
Pour  les  soûler  au  seuil  du  porche 
Et  le  blasphème  de  mon  corps 
Brandi  vers  Dieu  comme  une  torche» 


Ils  me  savent  comme  une  tour 
De  fer  et  de  siècles  vêtue, 
Et  s'exècrent  en  mon  amour 
Qui  les  affole  et  qui  les  tue. 


Ce  qu'ils  aiment  —  cœur  naufrag-é, 
Esprit  dément  ou  rage  vaine  — 
C'est  le  dég-oût  surtout  que  j'ai 
De  leurs  baisers  ou  de  leur  haine. 


C'est  de  trouver  encore  en  moi 
Leur  pourpre  et  noire  parélie 


LES  FLAMBEAUX  NOIES  163 


Et  mon  drapeau  de  roug«  e£Eroi 
Ëchevelé  dans  leur  folie. 


—  La  dame  en  noir  des  carrefours 
Qu'attendre,  après  de  si  longs  jours, 
Qu'attendre  ? 


—  A  cette  heure  de  vieux  soleil,  chargé  de  soir, 

Qui  se  projette  en  morceaux  d'or  sur  le  trottoir. 

Quand  la  ville  s'allonge  en  un  serpentement 

De  feux  et  de  lueurs,  vers  cet  aimant 

Toujours  debout  à  l'horizon  :  la  femme, 

Les  chiens  du  désespoir 

Ont  aboyé  vers  les  yeux  de  mon  âme, 

Si  longuement  vers  mes  deux  yeux, 

Si  longuement  et  si  lointainement,  ce  soir. 

Vers  les  lunes  de  mes  deux  yeux  en  noir  ! 


164 


POEMES 


Dites,  quel  brûlement  et  quelle  ardeur  mes  reins 
Font-ils  courir,  au  long"  de  mon  corps  d'or? 
Et  de  quelle  clarté  s'éclairent-ils  mes  seins 
Devant  les  jeux  hallucinés  des  chiens? 

Et  moi  aussi,  dites,  quel  Walhalla  de  fièvres 

Vient  me  tenter  les  lèvres 

Et  vers  quels  horizons  ameutés  de  tocsins 

Et  quels  paradis  noirs,  font-ib  Yoile  mes  crins  ? 

Dites  quel  incendie  et  quel  effroi 
Viennent  le  soir,  me  chasser  hors  de  xnoi| 
Sur  les  places,  dans  les  villes, 
Reine  foudroyante  et  servile? 

—  La  dame  en  noir  des  carrefours 
Qu'attendre,  après  de  si  longs  jours. 
Qu'attendre? 


LES    FLAMBEAUX    NOIRS  165 


—  Hélas!  quand  viendra-t-il,  celui 

Qui  doit  venir  —  peut-être  aujourd'hui  — 
Qui  doit  venir  vers  mon  attente, 
Fatalement,  et  qui  viendra  ? 

La  démence  incurable  et  tourmentante 
Qui  donc  en  lui  la  sentira 
Monter  jusqu'à  mes  seins  qui  hallucinent. 
Vers  les  deux  mains  de  ceux  qui  assassinent 
Mon  corps  se  dresse  ardent  et  blême  ; 
Je  suis  celle  qui  ne  crains  rien 
Et  dont  personne  ne  s'abstient  : 
Je  suis  tentatrice  suprême. 

Dites  ?  Qui  donc  doit  me  vouloir,  ce  soir,  au  fond  d'un  boug-e? 

—  La  dame  en  noir  des  carrefours 
Qu'attendre  après  de  si  long-s  jours 

Qu'attendre  ? 

—  J'attends  tel  homme  au  couteau  roug'e. 


LB3   PLAMBBAUX  NOIRS  i67 


UN   SOIR 


Sur  des  marais  de  gang^rène  et  de  fiel 

Des  cœurs  d'astres  troués  saignent  du  fond  du  ciel. 

Horizon  noir  et  grand  bois  noir 
Et  nuages  de  désespoir 
Qui  circulent  en  longs  voyages 
Do  Nord  au  Sud  de  ces  parages* 

Pays  de  toits  baissés  et  de  chaumes  marins 
Où  sont  allés  mes  jeux  en  pèlerins, 


468 


POEMES 


Mes  yeux  vaincus,  mes  yeux  sans  glaives, 
Comme  escortes,  devant  leurs  rêves. 


Pays  de  plomb  —  et  long-s  égouts 
Et  lavasses  d'arrière-goûts 
Et  chante-pleure  de  nausées, 
Sur  des  cadavres  de  pensées. 


Pays  de  mémoire  chue  en  de  la  vase 
Où  de  la  haine  se  transvase  ; 
Pays  de  la  carie  et  de  la  lèpre. 
Où  c'est  la  mort  qui  sonne  à  vêpre  ; 


Où  c'est  la  mort  qui  sonne  à  mort, 
Obscurément,  du  fond  d'un  port, 
Au  bas  d'un  clocher  qui  s'exhume 
Comme  un  grand  mort  parmi  la  brume  ; 


LES   FLAMBEAUX   NOIRS  \(J9 


Et  c'est  mon  cœur  qui  saig-ne  aussi, 
Mon  cœur  morne,  mon  cœur  transi, 
Mon  cœur  de  g^angrène  et  de  fiel, 
Astre  cassé,  au  fond  du  ciel- 


LES   FLAUBIAUX   NOIRS  171 


LES  VILLES 


Odeurs  de  snîfs,  crasses  de  peauit,  marcs  de  bitumes  î 
Tels  qu'un  grand  souvenir  lourd  de  rêves,  debout 
Dans  la  fumée  énorme  et  jaune,  dans  les  brumes 
Et  dans  le  soir,  la  ville  inextricable  bout 
Et  roule,  ainsi  que  des  reptiles  noirs,  ses  rues 
Noires,  autour  des  ponts,  des  docks  et  des  hang-ars, 
Où  des  feux  de  pétrole  et  des  torches  bourrues, 
Comme  des  gestes  fous  et  des  masques  hag-ards 
—  Batailles  d'ombre  et  d'or —  bougent  dans  les  ténèbres. 
Un  colossal  bruit  d'eau  roule,  les  nuits,  les  jours, 


172  POÈMES 


Roule  les  lents  retours  et  les  départs  funèlres 

De  la  mer  vers  la  mer  et  des  voiles  toujours 

Vers  les  voiles,  tandis  que  d'immenses  usines 

Indomptables,  avec  marteaux  cassant  du  fer, 

Avec  cycles  d'acier  virant  leurs  g-elasines, 

Tordent  au  bord  des  quais  —  tels  des  membres  de  chair 

Ecartelés  sur  des  crochets  et  sur  des  roues  — 

Leurs  lanières  de  peine  et  leurs  volants  d'ennui. 

Au  loin,  de  long-s  tunnels  fumeux,  au  loin,  des  boues 

Et  des  g-ueules  d'é^out  eng-loutissant  la  nuit  ; 

Quand  strideun  tout  à  coup  de  cri,  stride  et  s'éraille  : 

Les  trains,  voici  les  trains  qui  vont  broyant  les  ponts, 

Les  trains  qui  vont  battant  le  rail  et  la  ferraille, 

Qui  vont  et  vont  mangés  par  les  sous-sols  profonds 

Et  revomis,  là-bas,  vers  les  gares  lointaines. 

Les  trains,  là-bas,  les  trains  tumultueux  —  partis. 


Tonneaux  de  poix,  flaques  d'huiles,  ballots  de  laine  ! 


LES    ILAMBEALX   .NOIRS  173 


Bois  des  îles  tassant  vos  largues  abalis, 

Peaux  de  fauves,  avec,  au  bout,  vos  griffes  moites 

Lamentables,  cornes  de  buffle  et  dents  d'aurochs 

Et  reptiles,  rayés  d'éclairs,  pendus  aux  portes. 

0  cet  org-ueil  des  vieux  déserts,  vendu  par  blocs, 

Par  tas;  vendu  !  ce  roux  org-ueil  vaincu  de  bêtes 

Solitaires  :  oursons  d'ébène  et  tigres  d'or, 

Poissons  des  lacs,  aigles  des  monts,  lions  des  crêtes, 

Hurleurs  du  Sahara,  hurleurs  du  Labrador, 

Rois  de  la  force  errante,  au  clair  des  nuits  australes  ! 

Hélas  I  voici  pour  vous,  voici  les  pavés  noirs, 

Les  camions  brutaux,  les  caves  sépulcrales, 

Et  les  ballots  et  les  barils  ;  voici  les  soirs 

Du  Nord,  les  mornes  soirs,  obscurs  de  leur  lumière, 

Où  pourrissent  les  chairs  mortes  du  vieux  soleil. 

Voici  Londres  cuvant,  en  des  brouillards  de  bière, 

Enormément  son  rêve  d'or  et  son  sommeil 

Surag-ité  de  fièvre  et  de  cauchemars  roug-es  ; 

Voici  le  vieux  Londres  et  son  fleuve  grandir 


1 74  POÈMES 


Comme  un  songe  dans  un  song-e,  voici  ses  bouges 

Et  ses  chantiers  et  ses  comptoirs  s'approfondir 

En  dédales  et  se  creuser  en  taupinées, 

Et  par-dessus,  dans  l'air  de  zinc  et  de  nickel, 

Flèches,  dards,  coupoles,  beffrois  et  cheminées, 

—  Tourments  de  pierre  et  d'ombre — éclatés  vers  le  ciel. 

Soif  de  lucre,  combat  du  troc,  ardeur  de  bourse  I 

0  mon  âme,  ces  mains  en  prière  vers  l'or. 

Ces  mains  monstrueuses  vers  l'or  —  et  puis  la  course 

Des  millions  de  pas  vers  le  lointain  Thabor 

De  l'or,  là-bas,  en  quelque  immensité  de  rêve, 

Immensément  debout,  immensément  en  bloc  ? 

Des  voix,  des  cris,  des  angoisses,   —  le  jour  s'achève. 

La  nuit  revient  —  des  voix,  des  cris,  le  heurt,  le  choc 

Des  acharnés  labeurs,  des  rageuses  batailles, 

En  tels  bureaux,  grinçant,  de  leurs  plumes  de  fer, 

Sous  le  pli  des  plafonds  et  le  gaz  des  murailles, 

La  lutte  de  demain  coiitrc  la  lutte  d'hier, 


LES   FLAMBEAUX  NOIRS  175 


L'or  contre  l'or  et  la  banque  contre  la  banque... 

S'anéantir  mon  âme  en  ce  féroce  effort 

De  tous,  s'y  perdre  et  s'y  broyer  1  Voici  la  tranque, 

La  bêche  et  le  charroi  qui  labourent  de  l'or 

En  des  sillons  de  fièvre.  0  mon  âme  éclatée 

Et  furieuse  !  ô  mon  âme  folle  de  vent 

Hag-ard,  mon  âme  énormément  désorbitée, 

Salis-tois  donc  et  meurs  de  ton  mépris  fervent  ! 

Voici  la  ville  en  or  des  rouges  alchimies, 

Où  te  fondre  le  cœur  en  un  creuset  nouveau 

Et  t'affoler  d'un  orag-e  d'antinomies 

Si  fort  qu'il  foudroiera  tes  nerfs  jusqu'au  cerveau  I 


LES  FLAMBEAUX  NOIRS  177 


LBROC 


Sur  ce  roc  carié  que  ronge  et  bat  la  mer, 

Quels  pas  voudront  monter  encor,  dites,  quels  pas? 

Dites,  serai-je  seul  enfin  et  quel  long*  glas 
Ecouterai-je  seul,  debout  devant  la  mer? 

C'est  là  que  j'ai  bâti  mon  âme, 

—  Dites,  serai-je  seul,  dedans  mon  âme?  — 

Mon  âme,  bêlas  I  maison  d'ébène, 

Où  s'est  fendu,  sans  bruit,  un  soir, 

Le  grand  miroir  de  mon  espoir 

12 


178  POEMKS 


Dites,  serai-je  seul  dedans  mon  âme, 
En  ce  nocturne  et  angoissant  domaine? 
Serai-je  seul  avec  mon  orgueil  noir, 
Assis  en  un  fauteuil  de  haine? 
Serai-je  seul,  avec  ma  pâle  hjperduliç, 
Pour  Notre-Dame,  la  Folie? 


Serai-je  seul  avec  la  mer 

En  ce  nocturne  et  angoissant  domaine? 


Des  crapauds  noirs,  velus  de  mousse, 
Y  dévorent  du  clair  soleil,  sur  la  pelouse. 


Un  grand  pilier  ne  soutenant  plus  rien, 
Comme  un  homme,  s'érige  en  un  allée 
D'épitaphes  de  marbre  immensément  dallée. 


LES   FLAMBEAUX  NOIRS  179 


Sur  un  étangs  d'yeux  ouverts  et  de  reptiles, 
Des  groupes  de  cygnes  noyés, 
Vers  des  lointains  de  plomb  et  d'or  broyés, 
Traînent  leurs  suicides  tranquilles 
Parmi  des  phlox  et  des  jonquilles. 


Et  du  sommet  d'un  cap  d'espace, 
D'étranges  cris  d'^oiseaux  marins, 
Les  becs  aig-us  et  vipérins, 
Clament  la  mort  vers  ceux  qui  passent. 


Sur  ce  roc  carié  que  fait  tonner  la  mer, 
Dites,  serai-je  seul,  dedans  mon  âme? 


Aurai-je  enfin  l'atroce  joie 

De  voir,  nerfs  par  nerfs,  comme  une  proie, 

La  démence  attaquer  mon  cerveau, 


18C  POÈMES 


Et  malade  têtu,  sorti  de  la  prison 

Et  des  travaux  forcés  de  sa  raison, 

D  appai  eiller  vers  un  lointain  nouveau  ? 

Dites  !  ne  plus  sentir  sa  vie  escaladée 

Par  les  talons  de  fer  de  chaque  idée, 

Ne  plus  l'entendre  infiniment  en  soi 

Ce  cri  toujours  identique,  ou  crainte,  ou  rage, 

Vers  le  grand  inconnu  qui  dans  les  cieux  voyag^e  : 

Ohl  croire  en  la  démence  ainsi  qu'en  une  foi  1 

Sur  ce  roc  carié  que  détraque  la  mer, 
Vieillir,  triste  rêveur  de  l'escarpé  domaine» 
Les  chairs  mortes,  l'espérance  en  allée, 
A  rebours  de  la  vie  immense  et  désolée  ; 

N'entendre  plus  se  taire,  en  sa  maison  d'ébène, 
Qu'un  silence  total  dont  auraient  peur  les  morts  ; 


LES    FL.\MBEAi:X    NOIRS  loi 


Traîner  de  long-s  pas  lourds  en  de  sourds  corridors  ; 

Voir  se  suivre  toujours  les  mêmes  heures, 

Sans  espérer  en  des  heures  meilleures; 

Pour  à  jamais  clore  telle  fenêtre  ; 

Tel  sig-ne  au  loin!  —  un  présag-e  vient  d'apparaître; 

Autour  des  vieux  salons,  aimer  les  sièges  vides 

Et  les  chambres  dont  les  grands  lits  ont  vu  mourir. 

Et,  chaque  soir,  sentir,  les  doigts  livides, 

La  déraison,  sous  ses  tempes  mûrir. 


Sur  ce  roc  carié  que  ruine  la  mer, 
Dites,  serai-je  seul  enfin  avec  la  mer, 
Dites,  serai-je  seul  enfin  dedans  mon  âme? 


Et  puis,  un  jour,  mourir;  redevenir  rien. 
Etre  quelqu'un  qui  plus  ne  se  souvient 
Et  qui  s'en  va  sans  glas  qui  sonne. 
Sans  cierge  en  main  ni  sans  personne, 


132  pol:jes 


Sans  que  sache  celui  qui  passe, 

Joyeux  et  clair  dans  la  bonace, 

Que  le  nocturne  et  ang-oissant  domaine, 

En  deuil  de  sa  maison  d'ébène, 

Où  plus  ne  brûle  aucun  flambcaTi, 

Renferme  un  mort  «n  son  tombeau. 


LS8   FLAMBIAUI   NOIR 3  i33 


LES  DIEUX 


Et  moD  désert  de  cœur  est  peuplé  de  Dieux  noirs. 
Ils  s'érigent,  blocs  lourds  de  bois,  ornés  de  cornes 
Et  de  pierres,  Dieux  noirs  silencieux  des  soirs, 
Mornes  et  noirs,  dans  le  désert  de  mon  cœur  morne. 

Avec  des  yeux,  comme  les  yeux  des  loups,  la  nuit. 
Avec  des  yeux  comme  la  lune,  ils  me  regardent  : 
Et  c^est  vers  eux,  vers  leur  terreur,  que  mon  ennui 
Monte,  c'est  vers  leurs  yeux  nitreux  qui  me  poignardent. 


184  POÈMES 


Mes  Dieux  1  ils  sont  :  le  mal  gratuit,  celui  pour  soi 
L'unique  !  Ils  le  rêvent,  au  clair  minuit  des  astres, 
Voici  soudain  leur  ombre  en  moi,  comme  l'effroi 
Entr'aperçu,  la  nuit,  de  ténébreux  pilastres. 

Et  les  uns  des  autres  insoucieux  :  seuls  —  tous. 
Chacun  pour  soi  rêvant  à  sa  toute  puissance, 
Sous  les  plafonds  de  fer  des  firmaments  jaloux  ; 
Et  la  taisant,  pour  l'aiguiser,  sa  malfaisance, 

Les  uns  ?  la  haine  —  et  les  autres  ?  l'atrocité. 
Tel  autre,  avec  des  dents  lentes  et  vexatoires  ; 
Mâchant  et  remâchant  sa  taciturnité  ; 
Et  tel,  avec  du  rouge  en  feu  dans  ses  mâchoires. 

Ils  sont  les  éternels  de  mon  désert,  ils  sont 
De  mon  ciel  violent,  dont  les  anciens  tonnerres 
Ont  saccagé  l'azur,  l'immobile  horizon  ; 
Ils  sont  mes  éternels  et  mes  tortionnaires. 


LES    FLAMBEAUX   NÛiriS  18' 


Oh  I  leurs  rag-es  de  bête,  oh  !  leurs  org-ueils  de  roc, 
0  les  cruels,  ô  les  tristes,  ô  les  nocturnes  ! 
Voici  ma  chair  et  mon  cerveau,  voici  le  bloc 
De  mon  entêtement  sous  vos  pieds  taciturnes 

Ecrasez-moi  :  je  suis  victime  —  et  que  mon  cœur 
Soit  le  captif  de  vos  vouloirs  tentaculaires  ? 
Ecrasez-moi,  sous  votre  énorme  poids  vainqueur, 
Et  que  je  meure,  au  vent  de  fer  de  vos  colères  ? 


LES  FLAMBBAIJX  NOIRS  187 


LES  NOMBRES 


Je  suis  rhalluciné  de  la  forêt  de»  NombreSt 
Le  front  fendu,  d'avoir  buté. 
Obstinément,  contre  leur  fixité. 
Arbres  roides  dans  le  sol  clair; 
Et  ramures  en  floraisons  d'éclair  ; 
Et  fûts  comme  un  faisceau  de  lances  ; 
Et  rocs  symétriques  dans  l'air  : 
Blocs  de  peur  et  de  silence. 


i88 


POEMES 


Là-haut,  le  million  épars  des  diamants 

Et  les  reg-ards,  aux  firmaments, 

Myriadaires  des  étoiles  ; 

Et  des  voiles  après  des  voiles, 

Autour  de  l'Isis  d'or  qui  rêve  aux  firmaments. 


Je  suis  l'halluciné  de  la  forêt  des  Nombres, 


Ils  me  fixent,  avec  les  yeux  de  leurs  problèmes  ; 

Ils  sont,  pour  éternellement  rester  :  les  mêmes. 

Primordiaux  et  définis. 

Ils  tiennent  le  monde  entre  leurs  infinis  ; 

Ils  expliquent  le  fond  et  l'essence  des  choses, 

Puisqu'à  travers  les  temps  planent  leurs  causes. 


Je  suis  rhalluciné  de  la  forêt  des  Nombres. 


LES   FLAMBEAUX    NOIRS  189 


Mes  yeux  ouverts  ? —  dites  leurs  prodig^es  I 

Mes  yeux  fermés  ?  —  dites  leurs  vertiges  I 

Voici  leur  danse  rotatoire 

Cercle  après  cercle,  en  ma  mémoire, 

Je  suis  l'immensément  perdu, 

Le  front  vrillé,  le  cœur  tordu, 

Les  bras  battants,  les  bras  hag-arv!3, 

Dans  les  hasards  des  cauchemars. 


Je  suis  l'halluciné  de  la  forêt  des  Nombres. 


Textes  de  quelles  lois  infiniment  lointaines 

Restes  de  quels  géométriques  univers  ? 

Havres,  d'où  sont  partis,  par  des  routes  certaines 

Ceux  qui  pourtant  se  sont  cassés  aux  rocs  des  mers. 

Regards  «distraits,  lobes  vides  et  sans  paupières. 

Clous  dans  du  fer,  lames  eo  pointe  entre  des  pierres. 


^90  POÈME» 

Je  suis  l'halluciné  de  la  forêt  des  Nombres  J 

Mon  cerveau  triste,  au  bord  des  livres, 
S'est  épuisé,  de  tout  son  sang-, 
Dans  leur  trou  d'ombre  éblouissant  ; 
Devant  mes  yeux,  les  textes  ivres 
S'entremêlent,  serpents  tordus  ; 
Mes  poing-s  sont  las  d'être  tendus, 
Par  au  travers  de  mes  nuits  sombres, 
Avec,  au  bout,  le  poids  des  nombres, 
Avec,  toujours,  la  lassitude 
De  leurs  barres  de  certitude. 

Je  suis  l'halluciné  de  la  forêt  des  Nombres. 


Dites,  jusques  à  quand  le  net  supplice 
De  redouter  leur  maléfice, 
Haineusement,  dardé  vers  ma  folJ<  ? 


LES   FLAMBEAUX   NOIRS  19i 


Immatériels  ou  réels,  que  sais-je? 
Ils  me  sont  froids  comme  la  neige 
Et  leur  fatalité  me  lie, 
En  une  atroce  anomalie. 


Dites  I  jusques  à  quand,  là-haut. 

Le  million  épars  des  diamants 

Et  les  regards,  aux  firmaments 

Mjriadaires,  des  étoiles, 

Et  ces  voiles  après  ces  voiles. 

Autour  de  l'Isis  d'or  qui  rêve  aux  firmaments  î 


LES   FLAMBEAUX    NOIRS  19? 


LES  LIVRES 

1    Les  chats  d'ébène  et  d'or  ont  traversé  le  soir. 

[    «  Au-dessus  de  la  vie  et  des  formes,  dans  l'air 
Non  remué  jamais  de  la  pensée  abstraite, 
Point  immatériel,  inaccessible  et  clair, 
Elée  avait,  iusques  au  faîte. 
Hissé  le  songe  et  l'unité  d'un  Dieu. 
La  matière?  qui  donc  y  jettera  les  sondes  ? 
L'être  immense,  absolu,  total, 
Emplit  de  son  unique  éternité  les  mondes. 
Les  sag-es  blancs,  assis  sur  la  montag-ne  blanche, 
Ne  voient  même  jamais  d'éclair,  lointainement, 
Tomber  vers  eux,  par  à  travers  le  firmament. 
Tellement  haut  se  darde  son  rayonnement.  » 


13 


V94 


Les  chats  d'ébène  et  d'or  ont  traversé  le  soir, 
Avec  des  bruits  stridents  de  vrille  et  de  fermoip. 

«  Et  lucides  crisîaux  suspendus  sur  la  mer 
Discordante  des  figures  et  apparences, 
Dans  l'immobilité  de  leurs  fixes  essences, 
Les  lucides  cristaux  scintillaient  sur  la  mer 
Et  ses  vagues,  vers  l'infini  échafaudées. 
C'étaient.  Platon,  tes  purs  orgueils  d'idées 
De  qui  se  réclamait,  pour  à  l'instant  finir, 
Le  monde  inconsistant  et  bref  du  Devenir. 

Les  chats  d'ébène  et  d'or  ont  traversé  le  soir. 
Avec  des  bruits  stridents  de  vrille  et  de  fermoir 
Et  des  griffes,  en  l'air,  vers  les  étoiles. 

c  Comme  une  grotte  d'yeux  et  d'oreilles,  ouverts 
A  des  splendeurs  myriadaires. 


LES    FLAMBEAUX   NOIRS  195 


Les  sens  braquent  leurs  feux  rouges  et  solidaires, 

Par  à  travers  les  faits,  jusques  à  la  pensée. 

La  mémoire  compare,  agence  et  resplendit 

L'idée  éclate  —  et  la  certitude  dressée, 

En  mât  d'orgueil  sur  des  voiliers  de  nuit. 

Monte  à  l'assaut  des  mers  des  univers. 

Et  long"  rêveur  et  front  ravagé  de  science, 

Épicure  darde  ces  vérités, 

A  travers  des  siècles  de  patience. 

Vers  notre  ivresse  d'absurdités.  » 

Les  chats  d'ébène  et  d*or  ont  traversé  le  soir, 
Avec  des  bruits  stridents  de  vrille  et  de  fermoir 
Avec  des  bruits  de  vis  et  de  coupoir, 
Et  leurs  griffes,  en  l'air,  vers  les  étoiles. 

«  Reposez-vous  d'errer,  pauvres  cerveaux  antiques, 
En  l'église  du  dogme  et  de  l'extase,  ici, 
Sans  qu'un  sophisme  éclate  en  la  pensée,  ainsi 


196  POÈMES 


Que  sur  des  lins  pieux  les  ors  asiatiques. 
Les  paradis  chrétiens,  verrières  de  splendeur, 
Brûlent,  de  leurs  feux  clairs,  les  murailles  nocturnes; 
Laissez  croire  les  yeux,  laissez  pleurer  les  urnes 
Divinement  de  la  croyance  sur  le  cœur  ; 
La  neig-euse  raison  gèle  le  doux  mystère 
Du  bon  Jésus  pasteur  qui  s'en  revient,  là-bas, 
Par  les  jardins,  avec  ses  pauvres  ag-neaux  las; 
Laissez  croire  l'amour  et  la  raison  se  taire.  » 


Les  chats  d'ébène  et  d'or  ont  traversé  le  soir 
Avec  des  bruits  de  vrille,  de  vis  et  de  fermoir, 
Les  chats  peignés  d'un  vent  de  flamme 
Ont  traversé,  de  part  en  part,  mon  âme. 

«  Penser,  même  douter  que  l'on  pense,  c'est  être. 
Première  !  au  jour  intérieur,  cette  fenêtre. 
L'idée  éclot  innée,  elle  se  scrute,  insiste; 


LES    FLAMBEAUX   NOIRS  19") 


L'infini  se  conçoit  :  donc  il  existe, 
Et  Dieu  ne  trompe  pas  l'homme  sur  l'univers. 
>  Mais  Tâme  humaine  encore  gothique 
Maintient  le  corps  que  rong-eront  les  vers 
Ainsi  qu'un  instrument  sous  son  doigté  mystique.  » 

Les  chats  d'ébène  en  flamme 

Ont  traversé,  de  part  en  part,  mon  âme, 

Comme  des  rages  de  vent  noir 

Et  des  tempêtes  dans  le  soir 

Et  des  chocs  de  marées, 

Immensément,  désespérées. 

a  La  raison  invariable  et  fatale, 

Debout,  dans  le  cerveau,  à  toutes  ses  issues, 

Préside  à  l'expérience  brutale 

Et  la  fixe  d'après  des  formes  préconçues, 

Elle  se  scrute  et  se  juge  préexistante 

Aux  sens  et  à  l'entendement. 


198  POEMES 


Elle  a  sa  vie  et  sa  splendeur  patente, 
Elle  est  la  reine,  et  vers  son  étincellement 
Marchent  les  critiques  et  les  philosophies.  » 

Les  chats  d'ébène  et  d'or  ont  traversé  le  soir, 

Avec  des  cris  de  vis  et  de  fermoir. 

Ils  ont  g-riffé  mon  cœur  et  le  miroir 

De  mes  yeux  clairs  vers  les  étoiles  ; 

Ils  ont  mordu,  jusques  au  sang-, 

Mon  rêve  atrocement  ag-onisant, 

Ils  ont  mordu  mon  cœur  et  mon  rêve  et  mes  moelles  : 

Les  chats  d'ébène  et  d'or 

Ont  déchiré  mon  cœur  à  mort. 


«  Et  fleur  dernière  en  la  forêt  des  êtres, 

Après  des  millions  de  jours  épars 

En  semailles  vers  les  hasards, 

L'homme  se  g-reffc  clair  sur  ses  humbles  ancêtres 


LES    FLAM.KALX    NOIRS  199 

Et  lent,  s'épanouit  en  suprêmes  cerveaux. 
Matériel  pourtant  et  de  même  substance 
Que  l'univers  qui  s'ig-nore  dans  l'existence 
Et  se  roule,  par  l'infini  des  renouveaux 
Dites,  vers  on  ne  sait  quel  g-lacial  tombeau? 
Et  des  mondes  encore  et  puis  des  mondes 
Tournent  autour  de  lui  leurs  mutuels  flambeaux, 
Et  l'homme  est  l'ég-aré  de  leurs  routes  profondes 
Et  le  perdu  de  leur  immensité.  » 


Les  chats  en  noir  ont  traversé  le  soir, 
Quand  le  moulin  des  maladies, 
Fauchait  le  vent  des  incendies, 
Éperdument,  sa  voile  au  nord. 
Lorsque  j'étais  celui  qui  se  casse  la  '/Aq 
Aux  blocs  d'hiver  de  la  tempête 
Et  qui  recommence,  toujours, 
Sa  même  mort  de  tous  les  jours. 


200 


Hélas  !  ces  tours  de  ronde  de  l'infini,  le  soir, 

Et  ces  courbes  et  ces  spirales 

Et  cette  terreur,  tout  à  coup, 

Gomme  une  corde  au  cou, 

Sans  aucun  cri,  sans  aucun  râle, 

Lorsque  soudain  les  noirs  chats  d'or 

Se  sont  assis  sur  ma  muraille 

Et  m'ont  fixé  de  leurs  grands  yeux, 

Gomme  des  fous  silencieux, 

Si  long-uement  fixé  de  leur  mystère, 

Avec  de  telles  pointes  de  clous, 

Que  j'en  reste  béant,  avec  des  trous, 

Dans  ma  tête  réfractaire, 

Morne  de  moi,  fini  d'essor, 

Hag-ard  —  mais  regardant  encor 

Les  yeux  des  chats  d'ébène  et  d'or. 


LES    FLAMBEAUX    NOIRS  CCI 


UN  som 


Sous  ce  funèbre  ciel  de  pîe:  re, 
Voûté  d'ébène  et  de  métaux, 
Voici  se  taire  les  marteaux 
Et  s'illustrer  la  nuit  plénière, 
Voici  se  taire  les  marteaux 
Qui  l'ont  bâtie,  avec  splendeur, 
Dans  le  cristal  et  la  lumière. 

Tel  qu'un  morceau  de  g-el  sculpté, 
Immensément  morte,  la  lune, 
Sans  bruit  au  loin,  ni  sans  aucun© 


202  POÈMES 

Nuée  autour  de  sa  clarté, 
Immensément  morte,  la  lune, 
Parée  en  son  grand  cercueil  d'or 
Descend  les  escaliers  du  Nord. 

Le  cortèg-e  vierg-e  et  placide 
Reflète  son  vojag-e  astral. 
Dans  les  miroirs  d'un  lac  lustral 
Et  d'une  plag-e  translucide  ; 
Reflète  son  voyag-e  astral 
Vers  les  dalles  et  les  tombeaux 
D'une  chapelle  de  flambeaux. 

Sous  ce  ciel  fixe  de  lag-une, 
Orné  d'ébène  et  de  flambeaux, 
Voici  passer,  vers  les  tombeaux, 
Les  funérailles  de  la  lune. 


FINALE 


LA  MORTE 


En  sa  robe,  couleur  de  fiel  et  de  poison. 
Le  cadavre  de  ma  raison 
Traîne  sur  la  Tamise, 


Des  ponts  de  bronze,  oà  les  wagons 
Entrechoquent  d'interminables  bruits  de  gonds 
Et  des  voiles  de  bateaux  sombres 
Laissent  sur  elle,  choir  leurs  ombres. 


206  POÉSIES 


Sans  qu'une  aiguille,  à  son  cadran^  ne  boagCf 
Un  grand  beffroi  masqué  de  roage 
La  regarde,  comme  quelqu'un 
Immensément  de  triste  et  de  défunt. 


Elle  est  morte  de  trop  savoir, 

De  trop  vouloir  sculpter  la  causCf 

Dans  le  socle  de  granit  noir. 

De  chaque  être  et  de  chaque  chosê^ 

Elle  est  morte,  atrocement^ 

D'un  savant  empoisonnement  y 

Elle  est  morte  aussi  d'an  iUlire 

Vers  an  absurde  et  rouge  empire 

Ses  nerfs  ont  éclaté. 

Tel  soir  illuminé  de  fête, 

Qu'elle  sentait  déjà  le  triomphe  flottes 

Comme  des  aigles,  sur  sa  tête. 

Elle  est  morte  n'en  pouvant  plus, 

Vardeur  et  les  vouloirs  moulus^ 

Et  c'est  elle  qui  s^est  tuée. 

Infiniment  exténuée. 


FINALE  207 


Au  long  des  funèbres  murailles, 
Au  lonef  des  usines  de  fer 
Dont  les  marteaux  tonnent  Véclair, 
Elle  se  traîne  aux  funérailles. 


C*  sont  des  quais  et  des  casernes. 
Des  quais  toujours  et  leurs  lanfern  s» 
Immobiles  et  lentes  flandières 
Des  ors  obscurs  de  leurs  lumières: 
Ce  sont  des  tristesses  de  pierres. 
Maison  de  briques^  donjon  en  noir 
Dont  les  vitres,  mornes  paupières, 
S'ouvrent  dans  le  brouillard  du  soir; 
Ce  sont  de  grands  chantiers  d^Ojffolemenif 
Pleins  de  barques  démantelées 
Et  de  vergues  écartelées 
Sur  an  ciel  de  crucifiement. 


En  sa  robe  de  joyaux  morts,  que  solennise 
Vheare  de  pourpre  à  l'horizon. 


20S  POÈMES 


Le  cadavre  de  ma  raison 
Tratne  sur  la  Tamise, 


Elle  s'en  va  vers  les  hasards 
Au  fond  de  l'ombre  et  des  brouillards, 
Au  long  bruit  sourd  des  tocsins  lourds. 
Cassant  leur  aile,  au  coin  des  tours. 
Derrière  elle,  laissant  inassouvie 
La  ville  immense  de  la  vie  ; 
Elle  s'en  va  vers  l'inconnu  noir 
Dormir  en  des  tombeaux  de  soir , 
Là-bas,  où  les  vagues  lentes  etforfe$î 
Ouvrant  leurs  trous  illimités, 
Engloutissent  à  toute  éternités 
Les  mortes. 


TABLE 


u 


LES  SOÏRS 


LRS  MALADES II 

/.  DÉCORS  LIMINAIRES 

LES  COMPLAINTES I  7 

HUMANITÉ If) 

LES    ARMES    DU    SOIR 21 

SOUS  LES  PORCHES 23 

LASSITUDE 25 

ATTIRANCES 27 

TOURMENT 3  I 

ILLUSION 33 

RESSOUVENIR 35 

LE    CIEL 37 

INSATIABLEMKNT Sq 


212 


POEMES 


LES  CHAUMES 4l 

FLEUR    FATALE 43 

LO:<DRES 40 

LE  MOULIN 47 

LES  RUES 49 

LES    VOYAGKUUS 5  1 

l'idole 55 

LES    ARBRES 07 

LES    VIEUX    CHÊNES 59 

LE    CRI 03 

INFINIMENT 65 

MOURIR 67 

A   TÉNÈBRES 69 


LES  DEBACLES 


//.  DÉFORMATION  MORALE 


DIALOGUE 77 

LE    GLAIVE 81 

HEURES    d'hier 83 

SI    MORNE  ! 85 

ÉPLRDCMENT 87 


TABLB  213 


PRIÈRE ,  89 

VERS    l'enfance 9 1 

CONSEIL  ABSURDE 9^ 

LA-BAS 97 

PIEUSEMENT lOI 

VERS    LE    CLOÎTRE I  o3 

LES    VÊPRES 107 

HEURE    d'automne III 

MES  DOIGTS Il3 

AU    LOIN 1 1  5 

s'amoindrir 119 

heures  mornes 121 

le  meurtre 125 

LA  TÊTE 129 

INCONSCIENCE 

LA  COURONNE 


LES  FLAMBEAUX  NOIRS 

///.  PROJECTION  EXTÉRIEURE 


DEPART. 
UN     SOIR 


l3l 

i35 


lAi 
i/i5 


214  POFMES 


LES  LOIS 1^7 

LA.  RÉVOLTE 1^9 

l'ancifn  amour i53 

LA  DAME  EN  NOIR lÔQ 

UN  SOIR 1 67 

LES  VILLES 171 

LE    ROC 177 

LES     DIEUX l83 

LES  NOMBRES 1 87 

LES    LIVRES 198 

UN   SOIR 201 

FINALE 

LA  MORTE ....••.«...•.«.•• ••*#«•••»•••  ao5 


311 

187SV8